14-18Hebdo

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Les prisonniers de guerre et l’internement en Suisse, le deuxième front des familles françaises

Françoise Arnold (architecte, productrice et cinéaste) – 22/05/2016

 

Le quotidien du prisonnier de guerre est un aspect relativement méconnu de la Grande Guerre. Pourtant, cela concerne 2 millions de français à l'époque. À découvrir dans cet article, des extraits de journal de l'officier Albert Boisard, fait prisonnier en Allemagne autour de septembre 1914, et des photos d'archives, qui permettent de prendre la mesure des conditions extrêmes des conditions de détention.

Françoise Arnold est l'auteure, avec Colette Constantini, du webfeuilleton La Renarde (www.larenardelefeuilleton.com),

diffusé tous les dimanches à 21h30 sur la toile, du 29 mai au 14 août.

 

 

Mon arrière grand-père Albert Boisard était officier et il a été fait prisonnier au terme du siège de Maubeuge, vers le 8 septembre 1914. Il a passé ensuite l’essentiel de la guerre dans un camp de prisonnier en Allemagne, à Torgaü, près de Berlin. Vers la fin de la guerre, il a pu bénéficier d’un accord entre la France et Allemagne, orchestré par la Croix rouge Suisse: la Suisse a accueilli des soldats blessés ou dépressifs de chaque camp, les Allemands dans la partie germanophone, les Français dans la partie francophone, et les autres nationalités un peu partout. Mon arrière grand-père a ainsi été transféré dans un village du Jura suisse, à Ballaigues, où il est arrivé le 30 mars 1918. Il en est reparti le 25 novembre 1918, après l’armistice.

 

Depuis 2014 où ont commencé les commémorations de la Grande-guerre, je suis assez surprise de ne toujours pas voir apparaître ce thème des prisonniers de guerre.

 

Les historiens que j’ai pu rencontrer dans le cadre du projet La Renarde m’ont dit que l’imagerie s’était fixée sur les poilus et les tranchées, mais aussi que durant la guerre le thème des prisonniers de guerre avait constitué une sorte de deuxième front, les familles faisant pression sur les gouvernements pour que les prisonniers soient bien traités. J’ai été très bien accueillie par le CICR qui m’a confié des photos des camps de prisonniers libres de droits, avec un fort désir qu’elles soient vues. J’y ai vu une preuve de plus que ma démarche n’était pas fréquente. J’ai été un peu sidérée de voir apparaître les mêmes châlits que dans les images très connues des camps de la seconde guerre mondiale, les mêmes hommes aux yeux fous, et des images de punition avec des hommes ligotés à un poteau, dont je ne sais rien de plus.

 

 

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Les familles faisaient pression sur les gouvernements pour que les prisonniers soient bien traités. ©CICR

 

Mon arrière grand-père n’a évidemment pas beaucoup parlé de son séjour en Allemagne – les hommes ne parlent pas beaucoup, avoir été prisonnier devait être honteux… ? Mais il a ramené des boites en bois sculptées, des dessins et un journal dont les premières pages, en date du 5 février 1915 donnent une idée de la vie quotidienne :

 

Logement : 8 hommes dans le 7m2 ½, sur le sol en carreaux de pierre, fenêtres et portes sommairement réparées, peu de paille. Au 21 novembre, les premiers sacs de couchage, couvertures parce que l’attaché militaire avait été prévenu.

 

Habillement : au 21 septembre, chacun reçut une chemise, faute de quoi nous aurions pourri dans la saleté. Pas de bas, pas de bottes.

 

Nourriture : tous les jours, la même nourriture pour 400 hommes : matin, soupe faite avec un oignon, 1 livre de graisse et 4 seaux de pain. Midi et soir, soupe faite de 30 livres de viande, 20 livres d’os, 50 livres de pommes de terre, 3 ou 4 choux, 2 ou 3 carottes, 3 livres de sel, à cela 375 grammes de pain par homme. Pas d’eau potable. L’eau bouillie est amenée d’un quart d’heure de loin. On n’a l’occasion de laver que depuis le 1er décembre, les latrines sont inapprochables.

 

Albert Boisard (à droite) à torgaü copyright Les Productions du EFFA.pngAlbert Boisard (à droite) à Torgaü. Cette photo est analysée dans le webfeuilleton « La Renarde » par le lieutenant-colonel Frédéric Médard, auteur d'un livre sur les prisonniers de guerre. ©les productions du EFFA

 

 

Torgau intérieur dessin albert Boisard copyright Les productions du EFFA.jpg

Dessin 1: intérieur de Torgau par Albert Boisard ©les productions du EFFA

 

 

J’ai également reçu en dépôt des extraits du journal d’un autre prisonnier de guerre français, Victor Escouffier, un soldat provençal qui a lui aussi été interné à Ballaigues. Il se trouve alors dans un camp qu’il nomme le lazaret de Leble. Il n’est question que des rations de repas, ce qui raconte que la faim devait être un problème très présent. Puis le départ a lieu, et vers le 20 juillet, il se trouve près de Constance.

 

Les prisonniers qui ont été choisis par la commission sont nommés par leur nom et le départ est signalé pendant la journée, on nous donne des feuilles... et nous sommes dirigés vers la gare de Constance, où nous sommes remis aux autorités suisses et placés dans un wagon de train très chic, le départ a lieu à 8 heures du soir.

 

Je vais raconter mon impression de route lorsque je suis venu à Constance. J'ai vu les récoltes, orge, seigle, blé, assez compromises car tout a été aplati par suite de grandes pluies. J'ai vu peu d'animaux, presque point de vigne, assez de prairies, d’assez grandes forêts et assez d'usine.

 

Aussitôt la frontière est franchie, nous sommes acclamés et salués par le cri de « Vive la France » et il en est ainsi en cours de route dans toutes les gares de la Suisse où la population étaient venue au passage du train pour nous... malgré l'heure un peu tardive de la nuit...

 

Notre arrêt en gare de Zürich est salué chaleureusement, beaucoup de cigarettes, quelques gâteaux, fleurs et fruits nous sont distribués, c'est une grande joie pour nous d'être accueillis ainsi et c'est en remerciant la foule accourue que notre départ a lieu, j'envoie à cette gare 3 cartes, à ma femme, à ma mère, à mon beau père ; arrivé à Berne on est chaleureusement ovationnés, des cigarettes, petits drapeaux français et de la Croix Rouge, des pêches, chocolat, cartes postales nous sont offertes à nouveau, tout en remerciant les aimables personnes qui avaient voulu bien nous apporter ces douceurs (..). Parmi ces infirmières se trouvaient des Niçoises (…). Les internés sont répartis dans divers secteurs et changent de train. Moi le départ de mon train a lieu à 6 heures 1/2 et a pour destination Vallorbe et le secteur où je suis interné est Ballaigues, où je suis interné à l'Hôtel Aubépine.

 

(…) à 10 heures nous voilà arrivés, la musique du village nous a salués par la Marseillaise, et divers morceaux suisses.

 

Le 27 juillet, heure des repas, réveils, couchers, travail, les mêmes que les jours précédents, j'ai envoyé deux cartes dans une enveloppe, une représentant ma photo du lazaret, l'autre qui servira à ma femme pour venir me voir et voyager à tarif réduit.

 

Nous publions une version plus développée de ces journaux de guerre sur le site http://www.larenardelefeuilleton.com/, avec les éclairages des historiens ayant écrit des ouvrages sur ces thèmes. Le musée de la grande Guerre à Meaux présente quelques objets renvoyant à ces épisodes des prisonniers de guerre, ce qui est assez rare.



03/06/2016
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