14-18Hebdo

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Les opérations de la mobilisation en France

 

Gabriel Hanotaux – Histoire illustrée de la guerre de 1914 – Tome 3 – Ch. 2

 

Dès qu’une certaine tension se fut produite dans les relations diplomatiques, le gouvernement, comme c’était son droit et son devoir, prit les premières dispositions pour que l’armée et la nation fussent en état de supporter le choc, s’il se produisait. Sous le régime de la nation armée, la guerre est préparée par deux actes distincts : la mobilisation et la concentration. La mobilisation, que nous définirons tout à l’heure plus techniquement, rend l’armée mobile, c’est-à-dire qu’elle arrache les hommes aux lieux où ils vivent d’ordinaire et les met en état de se rendre, comme soldats, aux lieux qui leur sont assignés pour la défense du pays. La concentration masse les troupes mobilisées au point précis où elles doivent agir. Les deux opérations sont prévues et organisées d’avance par une série de décrets, d’arrêtés et de règlements qui constituent toute une littérature technique ; le mouvement se produit comme celui d’une machine qu’actionne un simple déclic : l’ordre de la mobilisation ; les engrenages mordent aussitôt les uns dans les autres et l’effet est produit pour ainsi dire automatiquement.

 

La préparation et la connaissance de cet organisme sont parmi les parties les plus importantes de l’art de la guerre moderne. Il n’y a plus de bon général dont le vade mecum ne soit un horaire et un livret de chemins de fer. La connaissance exacte du temps nécessaire pour qu’une armée, une division, une brigade, un régiment, une compagnie arrivent bien munis et bien ravitaillés aux endroits où ils doivent produire leur action, est la plus indispensable des données permettant de combiner une action offensive et défensive. Pour cela, les anciens calculs, établis d’après la marche de l’homme à pied, sont en partie périmés ; le cheval lui-même n’est plus le principal moyen de transport, les machines de toutes sortes, chemins de fer, automobiles, aéroplanes, dirigeables sont entrées en ligne. On disait de Napoléon qu’il faisait la guerre avec les jambes de ses soldats, la guerre de 1914 sera surtout une guerre de machines.

 

Voyons comment les troupes furent rassemblées et concentrées du côté de la France, nous dirons ensuite comment elles le furent du côté de l'Allemagne. Spectacle nouveau dans l'histoire que celui de ces fourmilières de la « nation armée » prenant, de toutes parts, leurs directions prévues pour rejoindre les lignes où elles s'affronteront.

 

PREMIÈRES PRECAUTIONS

D'abord, les chemins de fer. En France, l’exploitation des réseaux est restée, en grande partie, aux mains des Compagnies : mais des accords extrêmement précis sont conclus entre elles et l'Etat pour le cas de guerre. Les Compagnies de chemins de fer et le réseau de l'Etat, avertis dès la première heure, prirent, d'abord, une série de mesures préparatoires.

 

Les locomotives furent visitées avec soin, l'espionnage allemand pouvant atteindre en elles le moteur essentiel de la mobilisation. Réunies et sous pression dans les dépôts, elles attendirent d'être attelées aux wagons qui de partout affluèrent vers les garages des grandes gares. Grâce au déchargement d'office et par suite du refus d'expédier les marchandises, les quais d'embarquement furent rapidement bordés, plusieurs jours avant le décret de mobilisation, de longues files de wagons disponibles pour les transports éventuels de troupes et de matériel.

 

Les ponts furent l'objet d'une surveillance particulière de la part des agents de la voie. Les mesures furent prises pour que les régiments qui se trouvaient dans les camps rentrassent en toute hâte dans leurs garnisons ; les permissionnaires, nombreux à cette époque de l'année, rejoignirent leur corps.

 

Bientôt, la garde des voies de communications, susceptible de fonctionner avant le jour de la mobilisation, si le ministre en donne l'ordre, commença d'être assurée par les hommes appelés à ce rôle dans le plan de protection des voies préparé dès le temps de paix. Etabli par région de corps d'armée, le plan de protection prévoit l'appel des hommes de la réserve de l'armée territoriale en commençant par les classes les plus anciennes et choisis parmi ceux résidant dans les communes les plus voisines des points sur lesquels ils doivent être employés.

 

Outre ces mesures, en quelque sorte préparatoires et de simple surveillance, des dispositions furent prises visant l'armée elle-même et la mettant en mesure de remplir, le cas échéant, son premier devoir, la protection de la mobilisation, si celle-ci est ordonnée. C'est l'office des troupes de couverture. Le président de la République, disposant de la force armée, a le devoir et le pouvoir d'ordonner toutes les précautions exigées par les circonstances pour ne pas laisser surprendre la France par une invasion et pour assurer, pendant une période nécessairement critique, la protection et l'existence du pays. La France, renseignée jour par jour sur les préparatifs secrets de l'Allemagne, y répond coup pour coup. C'est ainsi que les troupes de couverture reçoivent l'ordre de se porter rapidement à la frontière, en observant toutefois la distance de 8 kilomètres. En 36 heures, à partir de l'instant où M. Messimy, ministre de la guerre, fit donner, selon la décision du conseil des ministres, l'ordre de les mettre en marche, les troupes de couverture (2e, 6e, 20e, 21e, 7e corps) s'établirent aux postes assignés par l'état-major général.

 

Malgré la continuation du trafic commercial, qu'on n'avait pas encore le droit d'interrompre, les trains arrivèrent avec la plus grande régularité. Pendant une dizaine de jours, notre couverture allait avoir à surveiller l'ennemi et à supporter l'effort éventuel qu'il pourrait tenter. La France entière, derrière elle, se mobiliserait, si les événements l'exigeaient.

 

D'autre part, le ministre de la guerre, usant des moyens que la loi lui donnait pour la préparation de notre entrée en ligne en cas de rassemblement de forces étrangères sur la frontière, rappela sous les drapeaux, avec l'assentiment du Conseil des ministres, et par ordres individuels, les hommes appartenant à la dernière classe libérables. D'ailleurs. la mobilisation pouvait d'abord n’être que partielle, pour un ou plusieurs corps d’armée, pour une ou plusieurs classes.

 

Outre les troupes de couverture, les divisions de cavalerie se portèrent également sur les emplacements qui lui étaient assignés. Dès la nuit du 31 juillet au 1er août, les régiments de cavalerie du nord gagnèrent la frontière du nord-est. Le matin du 1er août, une animation inusitée transforma les bureaux de télégraphe des moindres stations et les dépêches se succédèrent, annonçant, pour la journée, des passages déjà importants de trains militaires.

 

LE DÉCRET DE MOBILISATION GÉNÉRALE

Tandis que les longs trains de troupes passaient sans arrêt dans la paix ensoleillée des champs, tandis que les trains réguliers enlevaient, dans chaque station, les premiers hommes rappelés, brusquement, dans les bureaux de poste et dans les gares, vers quatre heures et demie du soir, l'ordre de mobilisation générale fut télégraphié. Le voici dans son texte intégral :

 

ARMEE DE TERRE ET ARMEE DE MER

ORDRE DE MOBILISATION GENERALE

Par décret du président de la République, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces armées.

Le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août 1914.

Tout Français soumis aux obligations de la loi militaire doit, sous peine d’être puni avec toute la rigueur des lois, obéir aux prescriptions du fascicule de mobilisation (pages coloriées placées dans son livret).

Sont visés par le présent ordre tous les hommes non présents sous les drapeaux et appartenant :

1e A l’armée de terre, y compris les troupes coloniales et les hommes des services auxiliaires ;

2e A l'armée de mer, y compris les inscrits maritimes et les armuriers de la marine.

Les autorités civiles sont responsables de l’exécution du présent décret.

               Le ministre de la guerre.                                               Le ministre de la marine.

 

Lancé à 4 heures du soir de Paris aux commandants de corps d’armée et par ceux-ci aux autorités militaires et civiles, l'ordre de mobilisation générale parvint rapidement dans toutes les communes de France. En quelques minutes, les accusés de réception des grands centres parvenaient au service central des télégraphes. A 7 heures, l'ordre était connu jusque dans les moindres hameaux.

 

Le dimanche 2 août, à minuit, commençait le premier jour de la mobilisation. Les affiches, dont le texte était imprimé d'avance, sauf la date, furent immédiatement placardées dans les communes. La mobilisation générale était ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires aux armées. Tout Français soumis aux obligations de la loi militaire devait, dès lors, obéir à l'ordre de route et aux prescriptions du fascicule de mobilisation inséré dans son livret individuel, de manière à être rendu à son corps à la date fixée. Seuls, les hommes utiles au bon fonctionnement des services publics ou des établissements privés indispensables aux besoins des armées, étaient classés, dès le temps de paix, parmi. les non-disponibles ; ils n'avaient à rejoindre leur poste que sur un ordre spécial.

 

LES TRANSPORTS DE MOBILISATION

Le 2 août, le décret d'état de siège concentrait tous les pouvoirs entre les mains de l'autorité militaire, par suite de la mise sur pied de guerre de toutes les forces nationales. Le décret de mobilisation fut suivi de l'exécution rigoureuse du plan de guerre, comportant deux opérations successives : la mobilisation proprement dite et la concentration.

 

La mobilisation proprement dite, qui fait passer les forces militaires du pays du pied de paix sur le pied de guerre, consiste à constituer activement les unités de tout ordre qui sont appelées à opérer en vue des hostilités. Elle s'effectue sur place, sur le territoire même de chaque région de corps d'armée ; sur ce territoire, les unités du temps de paix qui, en principe, s'y trouvent déjà stationnées, se complètent et s'approvisionnent ; « ce territoire leur servira de réservoir d'alimentation en personnel et en matériel pendant la durée de la guerre » ; en d'autres termes, mobiliser le corps d'armée, c'est le doter de tous les effectifs et de tous les organes que comporte le pied de guerre.

 

La concentration consiste « à transporter en des points déterminés toutes les forces préalablement mobilisées et à les y rassembler ». Les troupes, ainsi détachées de leur région territoriale et ainsi concentrées, deviennent des armées d'opération ou, plus simplement, des armées ; elles sont prêtes à entrer en campagne.

 

L'état-major général doit avoir établi d'avance pour chaque bataillon, escadron ou batterie une fiche indiquant le jour, l'heure et le lieu de son embarquement, la station où seront les vivres, l'heure et le lieu de débarquement. Les stations-magasins, les gares régulatrices et de ravitaillement, les stations-haltes-repas, les stations têtes d'étapes doivent être organisées de telle sorte que le matériel et les approvisionnements correspondent à l’importance des unités à alimenter. Les autorités militaires et les fonctionnaires des Compagnies de chemins de fer qui coopèrent au travail de préparation des transports stratégiques doivent, en tenant d'ailleurs secrets tous les documents et plans qui leur sont confiés, relever avec une exactitude rigoureuse les graphiques de tous les trains qui emprunteront chaque réseau pendant la période de mobilisation et de concentration et, de plus, étudier la composition de chaque train selon l’arme à transporter.

 

Le moindre changement dans les éléments d'organisation du système amènerait fatalement une refonte générale du travail. Aussi est-on obligé d'arriver à une certaine fixité des plans, qui ne peut être modifiée, lors de la mobilisation, sans amener un grand trouble.

 

LES VOIES FERRÉES

Les Compagnies de chemins de fer, dès la réception de l'avis du ministre leur enjoignant de mettre tous les moyens de transport à la disposition de l'administration de la guerre, prirent les mesures nécessaires pour assurer la suppression des transports commerciaux. Les trains en cours de route achevèrent leur marche mais, arrivés à destination, se dirigèrent à vide vers les points d'expédition des trains militaires. Les trains de retour devaient circuler jusqu'au 2 août à 6 heures du soir. Les marchandises non encore expédiées furent déchargées.

 

Aussitôt l'affichage de l’ordre de mobilisation, toutes les voies furent gardées militairement par les territoriaux, les gares occupées. La garde des voies ferrées fut d'ailleurs assurée de la façon la plus rigoureuse. Tous les passages à niveau furent surveillés et la circulation des voitures sur route soumise à un contrôle sévère. Les conducteurs d'automobiles et de tous autres véhicules durent obéir immédiatement à l'ordre d'arrêt des sentinelles. Plusieurs fois, celles-ci ont dû faire feu.

 

On sait que, dès le décret de mobilisation, le service des chemins de fer relève tout entier de l'autorité militaire et qu'une ligne de démarcation générale, déterminée par le ministre et modifiable selon la marche des événements, sépare le réseau national en deux zones : la zone de l'intérieur, sous les ordres directs du ministre de la guerre et la zone des armées, sous les ordres du commandant en chef des armées. Dans la zone des armées, les transports sont exécutés jusqu'à la limite des opérations, par des commissions de réseau, des commissions régulatrices et des commissions de gare, et dans la zone des opérations par les troupes de chemins de fer comprenant les compagnies de sapeurs de chemins de fer de campagne. Dès le début de la mobilisation, toutes ces commissions occupèrent les postes qui leur étaient assignés, les commissions de réseau, composées d'un officier supérieur d'état-major membre militaire et d'un représentant de l'administration de chemins de fer membre technique, les commissions de gare comprenant un officier membre militaire et le chef de gare membre technique. Après avoir pris possession de la gare, la commission de gare doit effectuer les aménagements nécessaires. Le 2 août, les transports de mobilisation prévus commencèrent. Les hommes voyageant isolément pour rejoindre leur corps emportèrent un ou deux jours de vivres, suivant les indications portées sur leur fascicule de mobilisation. Mais ceux qui, en raison de certains longs trajets, avaient consommé leurs vivres, purent trouver dans certaines gares des cantines ou des buffets.

 

Un des effets de la loi de trois ans fut de diminuer l'importance des transports de mobilisation, par suite du nombre plus restreint de réservistes destinés à porter les compagnies à l'effectif de guerre de 200 hommes. En effet, antérieurement, l’effectif mobilisable d'une compagnie n'était avec la loi de deux ans que de 90 hommes : avec la loi nouvelle, les compagnies de couverture étaient portées à 190 et celles de l'intérieur à 140 : les deux dernières classes de la réserve suffirent donc pour les compléter à l'effectif de guerre.

 

Arrivés dans les garnisons, les hommes furent habillés et équipés rapidement. Le 4 août, on annonçait officiellement que les opérations de notre mobilisation se poursuivaient dans le plus grand ordre et le plus grand calme. Les réservistes, dont l'état moral était excellent, avaient achevé de rejoindre pour la plupart. Même, pour certaines régions, des départs anticipés avaient nécessité l'organisation de plusieurs trains. Le service normal des chemins de fer, suspendu depuis le 2 août, reprenait peu à peu ; les relations s'améliorèrent. Des trains journaliers omnibus furent mis en circulation, mais les places devaient être retenues à l'avance.

 

Ce que l'immense machine transporte, ce ne sont pas des objets matériels, ce sont des hommes. L’ordre de mobilisation cueille sur le territoire national la fleur de la jeunesse française : elle quitte le champ paternel et part pour occuper la place où les risques de la guerre l’attendent. De quel cœur ces jeunes gens se pressent au rendez-vous ! S’est-il jamais présenté, dans l’histoire, une heure où tout un peuple se leva d'un tel élan, avec un pareil soupir de soulagement et de satisfaction unanime ? « Enfin !... » Tristesse et joie, inquiétude et confiance, mélange de tous les sentiments humains. La confiance l’emportait, avec la conviction que c’était fini et qu’on ne serait plus, plus jamais, le peuple humilié. Le souffle qui poussait ces jeunes hommes vers la frontière, soutenait les femmes, les vieillards, tous ceux qui se faisaient une double souffrance de voir partir ceux qu'ils aimaient, et de ne pouvoir les suivre.

 

Des écrivains, dignes de ces heures, les ont racontées :

 

« Me voici place Vendôme et déjà commence la course des autos filant vers les gares, emportant l'officier ou le simple soldat, en tenue de campagne, bien sanglé, net, équipé de partout. Ils ont le même visage tranquille et ferme, les muscles placés aux joues et aux mâchoires de la même façon, la même teinte de marbre au front, et le même regard bien soutenu, aigu, profond, lointain, un peu dur, un regard qui ne voit plus Paris ni nous-mêmes, qui interroge la frontière, qui cherche les Vosges et se prépare à l'Alsace. Qu'ils soient seuls ou accompagnés, pareille est leur assurance et leur gravité ; et quand il y a près d'eux une femme : mère, épouse, fille ou sœur... le maintien de celle qui reste est toujours à l'altitude de celui qui s'en va. Ainsi, ces couples muets de la séparation observent presque, si l'on peut dire, une héroïque froideur, une chaste et sublime réserve, et rien n'est plus grand, plus rare, plus méritoire et plus tragique, à la secousse et au bouleversement intérieur des adieux, que cette espèce d'holocauste de la sensibilité, ce sacrifice des expansions si douces, des sanglots qui soulagent, faits et consentis à la patrie, à cette patrie pour laquelle on est prêt à donner tout son sang en gardant pour soi seul et cachées toutes ses larmes... » (Lavedan.)

 

Dès cette heure aussi, une émotion intime arrache les âmes â l'indifférence des jours tranquilles et les exalte vers l'inconnu qui les appelle. Les églises se remplissent.

 

« A Saint-Pierre de Chaillot, deux messes se disaient ensemble, une au maître-autel, l'autre à la chapelle du Sacré-Cœur... Des soldats en tenue, des officiers de toutes armes. Les femmes se prosternaient. Des genoux d'hommes forts, serrés d'étoffes rouges, se joignaient et faisaient craquer la paille des prie-Dieu. Mes yeux obscurcis, non pas obscurcis, dessillés par les larmes, s'étaient posés sur le tabernacle. J'y lus, gravés dans l'or, ces mots qui me traversèrent comme une lance : Ego sum. Nolite timere. Et il n’y avait pas deux façons de traduire cet ordre de Dieu : « Je suis là. Ne craignez rien ». (id.)

 

Dans les casernes, c'est le branle-bas. De quelle joie crâne la nouvelle est acceptée : il faut laisser parler ceux que la voix du pays appelle :

 

« Le dimanche 26 juillet, on apprend l'ultimatum de l'Autriche. Toute la semaine qui suit, à l'habillement où je suis employé, on essaye la collection de guerre. Le samedi 1er août, essayage pour la dixième fois. Puis, on vide les chambres, on rassemble la literie ; on fait les ballots d'effets. Avec le chef et le garde-mites, en qualité de secrétaire, je m'appuie l'inventaire du magasin, depuis les capotes jusqu'aux godillots, en passant par les bidons ! Ce samedi 1er nous sommes consignés et, à 5 heures du soir, nous apprenions la mobilisation. Le dimanche 2 août, toujours consignés au quartier. A 10 heures, discours du commandant. A cinq heures du soir, tout le monde en bas ! Réunion du bataillon en armes. Le commandant fait ses adieux à la population. On apporte le drapeau. Sonnerie au drapeau et à 5h30, départ du bataillon. Embarquement à 6h30. Départ. Nous chantons, Nous crions. Arrivée à 1h30 du matin, à Z… Lundi et mardi, préparation. Réception des réservistes, arrivage des munitions, des vivres. Réembarquement à midi et, après un long itinéraire, débarquement à D... sur-Meuse, à 3 heures du matin. Dirigés sur M... nous y cantonnons pendant cinq jours. Puis, départ pour L.. où on fait des tranchées et des haies artificielles. Enfin, le 11 août, départ pour la Belgique... » (Lettres de soldats dans l’Illustration du 8 août 1914).

 

Les régiments traversent la ville. On les acclame ; on les couvre de fleurs ; on jetterait des lauriers sous leurs pas :

 

« Le 2e cuirassiers va traverser la place. Nous sommes une centaine de personnes qui les attendons. Parmi eux, le comte Albert de Mun, empressé à saluer les officiers et les soldats de l'arme dans laquelle il eut l'honneur autrefois de glorieusement servir... Pas de vain bruit, ni d'inutiles gestes. De la grandeur ramassée, sûre et majestueuse. Une certitude d'airain... Dès que les officiers marchant en tête furent à notre hauteur, tout le monde se découvrit, … en silence... et nos yeux allèrent tout droit à leur visage... à ces visages d'officiers que, par en dedans, l'âme rendait purs et lumineux comme des lampes. (Lavedan) »

 

A la gare du Nord, à la gare de l’Est, les grilles des cours extérieures sont fermées. Seuls, passent ceux qui ont leur feuille de mobilisation. Un ordre parfait ; les recommandations suprêmes : « Soigne-toi bien, fais ton devoir. Ecris souvent. » Une foule muette, pas de cris, des drapeaux, un dernier embrassement, des larmes furtives, et la séparation résolue avec le grand risque accepté par tous pour le pays.

 

Dans les trains, les soldats forment troupe, et, déjà, se soumettent, d'eux-mêmes à la discipline volontaire qui sera celle de toute la campagne. Un étranger racontait : « Dans une gare, des réservistes arrivent ; ils sont encore livrés à eux-mêmes ; pas de chefs ; mais il faut traverser la foule pour sortir : d'instinct ils se rangent quatre par quatre, prennent le pas et vont où ils doivent aller, comme s'ils étaient commandés... » Ces tableaux se multiplient à l'infini. Ils chantent, car ils sont jeunes, le cœur ardent et joyeux. Ils chantent l'hymne national, la Marseillaise, dont tout le monde comprend maintenant le sens profond, les paroles graves remuant ce qu'il y a de plus intime au cœur des sociétés humaines : « Mourir pour la patrie ! » Ce n'est plus banal ; on comprend ; on sent.

 

« A chaque station du parcours, montent des mobilisés, des ouvriers, des paysans avec leur pauvre bagage. Ils s'entassent dans les couloirs, car il y a déjà une quinzaine d'hommes par chaque compartiment de dix. En voici d'autres. Nous leur ouvrons nos compartiments de première ; les braves gens s'installent parmi les officiers, respectueux, disciplinés, confiants, avec une affectueuse déférence. Ils comprennent parfaitement le véritable caractère de la crise. L'un dit : « Il fallait bien que cela arrivât ; il y a quarante-quatre ans qu'ils nous insultent. »

 

Un trait infiniment juste, parmi cent mille :

 

« C'est très curieux : on ne peut encore se faire à l'idée que l'on va à la guerre. Nous avons l'impression de rallier la caserne pour une période de manœuvres. Cela ne nous viendra sans doute que lorsque nous chargerons nos cartouchières de cartouches à balle, et même pas encore. Il nous faudra sans doute, aux premières escarmouches, voir tomber des blessés pour nous rendre compte de la réalité de ce qui se passe. Et ce qui est bizarre encore, cette impression se concilie très bien avec la violente impatience qu'on a tous de battre de chasser, d’écraser les Allemands » (Lettres de soldats dans l’Illustration du 8 août 1914).

 

Les officiers expérimentés, ceux qui ont vu la guerre au Tonkin, à Madagascar, au Maroc, mordent leurs moustaches. Comment se comporteront-ils au feu, ces jeunes gens ?

 

MOBILISATION EN ALGÉRIE ET AUX COLONIES

Le tableau du mouvement de la mobilisation serait incomplet, si nous ne jetions un coup d'œil au delà des frontières de la métropole et si nous ne rappelions avec quel succès la mobilisation proprement dite eut lieu dans nos colonies, soit les plus anciennes, soit les plus récentes, ou bien encore parmi les résidants français à l'étranger.

 

L'Allemagne avait tablé sur des soulèvements dans nos colonies et notamment dans les colonies d'Afrique. Or, le calme parfait qui règne sur tout le territoire colonial à partir de la déclaration de guerre permit, d'abord, au gouvernement, de réunir, soit par des prélèvements sur les troupes d'occupation, soit par la mobilisation, plus de 900 officiers, 1 800 sous-officiers et 16 500 soldats européens sur les contingents affectés aux colonies (nous ne parlons ni de l'Algérie, ni de la Tunisie).

 

Le gouvernement de la République, en étendant en Afrique notre vaste domaine colonial, savait qu'il y formait un immense réservoir d'hommes pour la défense des colonies elles-mêmes et, le cas échéant, de la mère-patrie. Cet espoir fut réalisé et dépassé.

 

Il faut noter au premier rang, à ce point de vue, l'admirable effort de l'Afrique occidentale française. Au mois de juillet 1914, il y avait déjà 32 000 Sénégalais sous les armes. Depuis l'ouverture des hostilités jusqu'au milieu de l'année 1915, 36 000 nouveaux tirailleurs indigènes ont été recrutés ; c'est donc un contingent de 68 000 hommes fournis par cette seule colonie. Une partie de ces troupes ont servi dans les guerres africaines, mais la plus grande partie sont venus combattre en France.

 

L'Algérie, la Tunisie, le Maroc répondirent à l'appel qui leur fut adressé par le gouverneur général Lutaud, par le bey de Tunis et par le sultan du Maroc. Dans les premiers mois de la guerre, le chiffre des tirailleurs indigènes enrôlés volontaires en Algérie, monte à 14 579. Il atteindra en un an le chiffre de 27 164 tant tirailleurs (24 737) que spahis (2 427).

 

Les sentiments des indigènes algériens se traduisent dans les documents les plus divers, depuis ceux qui émanent des autorités les plus hautes, jusqu'à ceux qui viennent des personnes les plus humbles. Le bey de Tunis écrit : « La France et la Tunisie ne font qu'une ; en défendant la France, les Tunisiens défendent leur mère. » Et voici les termes de la déclaration émanant de la délégation indigène des Cheragas (Algérie) :

 

Une délégation de notables musulmans conduite par l'adjoint indigène El Hadj Abderrhamane Daman ben Ahmed est allée affirmer au maire de la commune le dévouement absolu des indigènes à la France et leur désir de contribuer à la défendre. Élevés côte à côte avec les Français, ils veulent, ont-ils dit, être fraternellement unis à eux dans la joie comme dans la peine. Il n'y a, dans ce pays, ni Arabes, ni Français, mais seulement des frères.

 

Les fellahs tunisiens ont fourni 30 000 tirailleurs.

 

Quant au Maroc, on sait l'étonnant résultat qui fut obtenu. Le recrutement s'opéra volontairement même dans les tribus qui étaient en état de rébellion déclarée. Le sentiment militaire l'emporta et ceux qui se battaient contre nous la veille marchèrent héroïquement sous nos drapeaux, méritant la magnifique citation à l’ordre du jour du généralissime : « Les formations marocaines ont donné des preuves remarquables de leur vaillance, de leur discipline et se sont placées au meilleur rang parmi les troupes indigènes. » La plus grande partie des meilleures unités du Maroc avait été appelée à partir en France. Or, l'effort fut supérieur à celui que demandait le gouvernement ; il permit l'envoi dans la métropole de 39 bataillons, soit plus de 3 divisions d'infanterie, 16 escadrons, 8 batteries montées et 5 compagnies de génie. En dehors des unités territoriales venues de France pour la garde des principales villes, les citoyens français résidant au Maroc, liés ou non par les obligations militaires, formèrent au Maroc occidental 5 bataillons de réservistes, un bataillon de territoriaux, une compagnie de vétérans.

 

En un mot, l'ensemble des résultats obtenus par la mobilisation dans nos colonies d'Afrique, et quelles que soient les critiques de détail qui se sont produites, justifie et au delà la remarque du docteur allemand Kampfmeyer, dans sa brochure parue en 1914 : l'Allemagne et l'Islam : « Dans la grande lutte actuelle, j'en ai la ferme conviction, l'Allemagne n’a rien à attendre de l'Islam dans l'Afrique du Nord. » 



15/08/2014
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