14-18Hebdo

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Les fusillés de Vingré

 

Patrick Germain - 17/01/2015

 

Cet article se veut un prolongement du « mental du poilu » (semaine 19).

En effet, je citais dans ce texte un certain nombre d’« outils » utilisés par le commandement pour forger mentalement les officiers, destinés à effacer de la mémoire la débandade de 1870 en imposant la doctrine de l’attaque à outrance ; parmi ces outils, une discipline ferme (le « dressage »). Toute conception de manœuvre basée sur le repli relevant de la phobie.

Pour imposer cette discipline, le commandement n’hésita pas à utiliser la contrainte, ce qui, dans certains cas, se trouva justifié.

En effet, dès septembre 1914, Joffre, confronté à de nombreux cas de panique et mutilations volontaires, décide de créer des conseils de guerre spéciaux chargés de juger de manière expéditive les soldats accusés de désertion, refus d’obéissance et abandon de poste en présence de l’ennemi.

Il s’agissait de maintenir la troupe en état d’obéissance, en utilisant l’exemplarité.

Comme le souligne le général Bach[1] dans son ouvrage « Les Fusillés pour l’exemple » : « La justice est guidée par les stratégies disciplinaires et non par le souci de rendre une justice équitable. Jugement et exécution du jugement participent de la relation d’autorité ».

Ainsi, Joffre pense que la perspective d’être fusillé maintient un homme au combat. La volonté de faire des exemples conduit à la sélection arbitraire parmi les inculpés, ceux qui passeront en conseil de guerre et condamnés à mort.

LES FAITS

Le 27/11/1914, dans le secteur N.O de Vingré (Aisne) tenu par le 298e R.I[2],les Allemands pénètrent dans une tranchée de 1re ligne à la tombée de la nuit. L'attaque surprend les hommes et le s/lt Paulaud, commandant cette section, lui donne l'ordre de se replier dans une autre tranchée située 50m en arrière.

Le lieutenant Paupier, chef de la 19e compagnie et commandant cette tranchée, après avoir adressé une remontrance à son subordonné, ordonne aux hommes de reprendre leurs positions initiales immédiatement, ce qu'ils font. L'incident n'aura duré que quelques minutes.

Que leur est-il reproché ? Un manque de vigilance et un flottement dans la surveillance, mais cela ne relève pas des conseils de guerre spéciaux, sachant que les hommes de la 19e compagnie du 298e R.I ont obéi aux ordres de repli du s/lt Paulaud.

L'affaire s'emballe lorsque ce dernier, cdt la section, rédige son rapport et explique « qu'il dût user de toute son autorité, appuyée par celle du lieutenant Paupier, cdt la compagnie, pour faire faire remonter les hommes et occuper la tranchée ».

A l'état-major du 298e R.I, l'occasion de faire un exemple au reste de la troupe est saisie ; le général de Villaret, cdt le 7e corps d'armée, fait traduire 24 soldats devant le conseil de guerre sous l'inculpation d'abandon de poste devant l'ennemi. Des directives sont données au conseil de guerre par le général lui-même pour aider, selon lui, les autres combattants à retrouver le goût de l'obéissance : « Il importe que la procédure soit expéditive, pour qu'une répression immédiate donne, par des exemples salutaires, l'efficacité à attendre d'une juridiction d'exception. »

Quant aux soldats, ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. A cela, il faut ajouter que leur défenseur est averti 2h avant l'audience du rôle qu'il aura à assurer ; 6 sont condamnés à mort et exécutés, les 18 autres sont acquittés mais le général leur inflige 60 jours de prison et donne toute la publicité nécessaire à l'affaire auprès de la troupe :

Ordre de l'état-major du 06/12/1914 (ordre général N°28 du 7e C.A) :

« Le caporal Floch Paul-Henri, les soldats Petelet Claude, Gay Pierre, Quinault Jean, Blanchard Jean, Durantet Francis, du 298e R.I ont été condamnés à la peine de mort par le conseil de guerre spécial de la 63e D.I, dans sa séance du 03/12, pour abandon de poste en présence de l'ennemi.

Ces militaires ont été passés par les armes le 04/12 à 7h30.

Le caporal Venuat, les soldats Pegard, Daniel, Barge, Isard, Fleurant, Geoffroy, Guignatier, Revirzy, Gardy, Barriquand, Vernay, Pacaud, Lardon, Fougère, Vindry, Darlet, Jury, du même régiment, poursuivis également pour abandon de poste devant l'ennemi, ont été acquittés.

Le général cdt le 7e C.A inflige à ces militaires une punition de 60 jours de prison.

Le présent ordre sera lu aux troupes à 3 rassemblements échelonnés de plusieurs jours. Les commandants d'unité devront faire à leurs hommes une théorie sur le caractère particulièrement odieux de l'abandon de poste en présence de l'ennemi ainsi que sur l'importance des conséquences que peut avoir pour le pays cet acte de lâcheté ».

J.M.O (journal de marche et des opérations) du 298ème R.I du 04/12/14 :

« L'exécution des 6 condamnés à mort a lieu à 7h30, à 200m à l'ouest du calvaire de Vingré, situé à l'embranchement des 2 chemins allant à Nouvron. Assistent à la parade d'exécution, les 4 compagnies de réserve du régiment, 2 compagnies du 216e et 1 compagnie du 238e. Les troupes sont commandées par le lieutenant-colonel Pinoteau. Les condamnés qui ont passé la nuit dans la prison du poste de police sont amenés à 7h30 par un piquet de 50 hommes et fusillés.

Après l'exécution qui se passe sans incident, les troupes défilent devant les cadavres et rentrent dans leur cantonnement. »

COMMENTAIRES

La plupart des officiers subalternes sont des réservistes, donc avec des comportements de civils qui doivent s'adapter à cette guerre, comme la troupe. Ce n'était pas d'un côté les hommes du rang, de l'autre côté les gradés d'active. C'est intéressant de se rendre compte comment un incident banal - il y en eut des centaines pendant la guerre – devint une erreur judiciaire, et une honte pour la hiérarchie militaire.

Le transfert de responsabilité d'un échelon de la hiérarchie à un autre dramatise l'affaire, bien que l’on ait jusqu’au dernier moment assuré aux futurs fusillés que « cela s’arrangerait ». Dès que l'incident eut franchi le stade des officiers subalternes, la machine s'emballa, aggravée par le fait que le s/lt Paulaud a soutenu ne pas avoir donné l’ordre de repli (accablant ainsi les 24 soldats), alors que le lieutenant Paupier, cdt la tranchée de repli, a soutenu que le s/lt Paulaud figurait parmi les premiers hommes à se replier.

En outre, la chaîne hiérarchique n’était pas très soudée (le lieutenant-colonel Pinoteau cdt le régiment, ainsi que le général de Villaret, cdt le C.A, ont été nommés à leur poste 1 semaine avant les faits ; quant au général Dolot, cdt la brigade, c’était un fanatique, ayant l’habitude de se montrer cruel).

Comme en 1917, lors des mutineries, certaines n'aboutissent à rien, d'autres à des fusillades.

Tout dépend comment réagit la hiérarchie la plus proche du terrain ; c'est l'aspect humain qui change la donne.

 

A cet égard, voici l'histoire qui est arrivée à mon arrière grand-père le colonel Chenèble[3], officier d'active, quand il commandait le dépôt de la 62e D.I à Ronchères, sur le Chemin des Dames en 1917 :

Il fut directement confronté à des mutineries d'unités stationnées dans son dépôt divisionnaire et il eut donc à gérer directement le mouvement et ramener le calme. Quelque temps après, le général Passaga, commandant la division, après avoir passé en revue les troupes du dépôt, lui demanda des noms pour faire exemple, ce que mon arrière grand-père refusa. Il se vit alors notifier 30 jours d'arrêts de rigueur, ce qui pénalisa irrémédiablement son avancement…

 

Extraits de la lettre de Jean Blanchard à sa femme Michelle :

Le 3 décembre 1914, 11h30 du soir

Ma chère bien-aimée,

C’est dans une grande détresse que je me mets à t’écrire et si Dieu et la Sainte Vierge ne me viennent en aide, c’est pour la dernière fois... Je vais tâcher en quelques mots de te dire ma situation mais je ne sais si je pourrai, je ne m’en sens guère le courage.

Le 27 novembre, à la nuit, étant dans une tranchée face à l’ennemi, les Allemands nous ont surpris, et ont jeté la panique parmi nous, dans notre tranchée ; nous nous sommes retirés dans une tranchée arrière, et nous sommes retournés reprendre nos places presque aussitôt, résultat : une dizaine de prisonniers à la compagnie dont un à mon escouade ; pour cette faute nous avons passé aujourd’hui soir l’escouade (24 hommes) au conseil de guerre et hélas ! nous sommes 6 pour payer pour tous. Je ne puis t’en expliquer davantage ma chère amie, je souffre trop, l’ami Darlet pourra mieux t’expliquer ; j’ai la conscience tranquille et me soumets entièrement à la volonté de Dieu qui le veut ainsi ; c’est ce qui me donne la force de pouvoir t’écrire ces mots, ma chère bien-aimée, qui m’a rendu si heureux le temps que j’ai passé près de toi, et dont j’avais tant d’espoir de retrouver. Le 1er décembre au matin, on nous a fait déposer sur ce qui s’est passé, et quand j’ai vu l’accusation qui était portée contre nous et dont personne ne pouvait se douter, j’ai pleuré une partie de la journée et n’ai pas eu la force de t’écrire…

Oh ! bénis soient mes parents qui m’ont appris à la connaître ! Mes pauvres parents, ma pauvre mère, mon pauvre père, que vont-ils devenir quand ils vont apprendre ce que je suis devenu ?

O ma bien-aimée, ma chère Michelle, prends-en bien soin de mes pauvres parents tant qu’ils seront en ce monde, sois leur consolation et leur soutien dans leur douleur, je te les laisse à tes bons soins, dis-leur bien que je n’ai pas mérité cette punition si dure et que nous nous retrouverons tous en l’autre monde, assiste-les à leurs derniers moments et Dieu t’en récompensera, demande pardon pour moi à tes bons parents de la peine qu’ils vont éprouver par moi, dis-leur bien que je les aimais beaucoup et qu’ils ne m’oublient pas dans leurs prières, que j’étais heureux d’être devenu leur fils et de pouvoir les soutenir et en avoir soin sur leurs vieux jours mais puisque Dieu en a jugé autrement, que sa volonté soit faite et non la mienne.

Au revoir là-haut, ma chère épouse.

Jean

 

La famille du soldat fusillé pour l’exemple était doublement touchée du deuil. En effet, la honte d’avoir un frère, un père, un époux condamné pour lâcheté était insupportable. Cela s’ajoutant inéluctablement au poids du deuil. De plus les femmes des fusillés restaient démunies financièrement, ne recevant pas la pension attribuée aux veuves de guerre.

La réhabilitation

Après la guerre, sur l’intervention des veuves, et l’acharnement de Claudius Lafloque, un ancien du 298e R.I (qui rassembla de nombreux témoignages exonérant les 6 soldats et mettant en accusation directe le lieutenant Paulaud), l’affaire fut portée en Cour de cassation qui statua, par son arrêt du 29/01/1921, en cassant et annulant le jugement du conseil de guerre, et, par là même, déchargeant leur mémoire de cette condamnation en rétablissant leurs veuves dans leurs droits à pension.

A la suite de ce jugement, le lieutenant Paulaud fut inculpé pour faux témoignage et jugé. Le commissaire du gouvernement requit 3 ans de prison et sa destitution mais, 7 ans après les faits, les preuves de sa culpabilité étant difficiles à établir, il fut finalement acquitté, au grand mécontentement des anciens combattants.

Un monument aux martyrs de Vingré a été inauguré le 05/04/1925, et la commémoration du centenaire a eu lieu le 06/12/2014 en présence de nombreuses personnalités.

 

Une découverte…

Au cours de mes recherches, je me suis aperçu avec surprise et émotion que mon grand-oncle, le lieutenant Emile Claude, de Gérardmer, était officier de réserve à ce même régiment (le 298e) ; il y commandait la 18e compagnie… ; il a donc été le témoin très proche et direct de tous ces évènements, ayant voisiné avec tous les acteurs du drame et certainement entendu beaucoup de choses… Malheureusement, je n’ai aucun écrit de lui, ni aucun témoignage verbal qui ait été transmis ; je vais donc entreprendre des recherches auprès des autres branches de la famille.

Mon grand-oncle est tombé héroïquement au champ d'honneur à Verdun, le 8 juin 1916, en lançant ses grenades à la tête de sa compagnie (assiégée au fort de Vaux), car il ne voulait pas être prisonnier; il avait 29 ans.

Je lui consacrerai ultérieurement un portrait

 

Sources :

Réseau –canope

Les Archives de l’Allier (d’où 3 des fusillés étaient originaires)

Wikipédia

 



[1] Le général Bach a été le chef du service historique de l’armée de Terre.

[2] Le 298e R.I est un régiment de réserve, constitué à Roanne ; il s’illustra dès la bataille de la Marne le 07/09/1914 en s’emparant du drapeau du 36e régiment allemand (fait rare pendant la guerre), haut fait d’armes qui lui valut d’avoir son drapeau décoré de la Légion d’honneur par décret du 01/11/1914 (ce n’est pas la fourragère rouge, mais la décoration elle-même, ce qui est plus rare). Ce régiment, à la date des faits, avait donc largement fait ses preuves…

[3] Le colonel Chenèble (mon arrière grand-père) ; vous avez pu le suivre dans mes articles des semaines 14, 15, et 16 (récits de sa campagne à la tête du 16e B.C.P de la déclaration de guerre à novembre 1914), et semaine 24 (le 17e B.C.P à Rambervillers en 1909, où il était alors capitaine).



16/01/2015
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