14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 5 - Fin mars 1915

 

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

1915 Favre Edouard BEST rogne Photoshop.jpgEdouard Favre - 1915

17 mars (1915)

Ce vol en aéro, mes expériences se trouvent ajournés par un accident stupide, une rupture musculaire qui m’est survenue tout à coup hier soir pendant un temps de galop. J’ai cru que je ne pourrais pas rentrer à cheval, et après dîner j’ai eu bien de la peine à rentrer chez moi avec une canne. Cet accident stupide m’arrive sans aucune raison pendant un galop bien tranquille, il aurait dû m’arriver cent fois déjà en concours hippique ou pendant une excitation. Cela me vaut un repos forcé qui va durer au moins trois jours. Je ne puis faire aucun mouvement sans précaution car je ne sais pas ceux qu’il faut éviter pour que je n’éprouve pas dans le dos de violentes douleurs. Alors je ne bouge pas, je ne suis pas à plaindre, ne bougeant pas je n’ai pas mal. De même que le boiteux n’est pas à plaindre de sa boiterie puisqu’il ne boite que pour éviter la douleur, ceux qui sont vraiment à plaindre sont ceux qui bougent ou qui ne boitent pas, ils souffrent peut-être atrocement et n’en laissent rien paraître.

 

Je ne veux pas ajourner indéfiniment une nouvelle démarche à l’aviation militaire. Mes expériences ne m’ont pas appris grand-chose. J’ai pu constater cependant que le mouvement si compliqué en apparence de l’aile de l’oiseau se fait automatiquement, que l’aile est immobile si elle est bien réglée, qu’elle tangue si l’incidence ne correspond pas à l’écartement des liens élastiques. Ce sont en somme des vérifications qui sont déjà précieuses.

 

Je viens de libeller ma demande, elle partira au rapport de ce soir.

 

Je reçois une lettre de mon beau-frère Joseph[1]. Il me dit que Jean[2] en a pour plusieurs mois encore, qu’on lui a fait une opération pour lui extraire de son mollet un éclat d’obus qui occasionnait de la suppuration. Il me parle de l’oncle Jacques désigné comme adjoint à l’inspecteur de la Marine à Paris, de l’usine qui marche fort malgré les difficultés de personnel et d’approvisionnement. Il me donne enfin le rendement des meilleures turbines de Cran 75 à 80% et dit que la canalisation ne donne que 17 litres au lieu des 32 litres attendus. J’aurais voulu le croquis sommaire de la conduite, ce sera pour une autre fois.

 

21 mars (1915)

Me voilà presque retapé, mon dos va mieux, je me suis levé hier pour déjeuner et aujourd’hui un peu plus tard. Il fait une belle journée de printemps, un beau soleil, une température agréable, nous voilà enfin sortis de l’hiver.

 

J’ai eu hier la visite de mon camarade Corta, je ne l’avais pas vu depuis Fontainebleau je crois et n’en avais même pas entendu parler. Il est à l’état-major de l’armée de Castelnau dont fait partie le XIVe corps. Il a vu passer ma demande d’entretien avec un membre de l’Aviation militaire et m’a demandé quelques éclaircissements à ce sujet, je les lui ai donnés. Il m’a paru intéressé.

 

L’Académie des sciences m’envoie un avis m’informant que mon manuscrit a été examiné dans sa séance du 10 février 1915 et que ma lettre va être annexée au mémoire. Quant aux idées que j’expose, elle prend la sage mesure de ne pas les patronner, elles sont en effet un peu subversives et révolutionnaires, il faut compter comme je l’ai déjà dit sur la routine des pensées et des raisonnements, sur l’inertie des esprits. L’Académie entend me laisser l’entière responsabilité de mes idées. Je la comprends parfaitement.

 

Ma maladresse il y a huit jours pour une exposition claire de ces théories à la table des aviateurs me montre qu’il faut me préparer à cette conversation que j’aurai probablement dans le courant de la semaine prochaine, à moins que de nouveau elle me soit refusée, mais je ne le pense pas.

 

On m’a parlé de la Maison Breguet et de l’ingénieur Breguet qui écouterait volontiers mes élucubrations, peut-être car il a lui aussi l’esprit tourné vers l’élasticité, ce qu’il a fait d’ailleurs n’est qu’une infime chose vis-à-vis de ce qui manque, et d’ailleurs son travail a été considéré comme intéressant mais n’a pas donné les résultats qu’on en attendait.

 

22 mars (1915)

Je suis raide et éreinté aujourd’hui, je crois que je vais être obligé de me remettre au lit et de renoncer à me promener comme j’avais cru pouvoir le faire hier et ce matin. Il y a déjà six jours que je traîne cette stupide indisposition et j’ai peur que cela ne dure encore autant, les progrès me semblent négatifs depuis 48 heures.

J’ai reçu une longue lettre de Marie Lamache, pauvre petite, la mort de son père lui a causé un immense chagrin. Elle comptait sur sa visite prochaine au moment de la déclaration de guerre, mais cet événement a empêché le voyage projeté et elle a eu alors le pressentiment qu’elle ne le reverrait plus en ce monde.

 

Après la guerre vont-elles rentrer en France toutes nos chères exilées, n’y aura-t-il pas en France une recrudescence de catholicisme, et ne mettra-t-on pas tous les mécréants en demeure de laisser tranquilles les curés et les religieuses. Il semble déjà qu’un mouvement se dessine dans ce sens, il faudrait obtenir que l‘on renouât à Rome les relations avec le St Siège, si odieusement rompues il y a quelques années. N’est-ce point une nécessité au moment où nos soldats et nos vaisseaux luttent contre les Infidèles et leurs alliés comme dans une nouvelle croisade.

 

24 mars (1915)

Ma demande du 17 mars me revient refusée, elle n’a pas dépassé l’Armée, et l’on m’invite à envoyer un résumé qui sera transmis. Cela m’a dérouté un peu, mais hier soir je n’ai pas pu me coucher avant d’avoir jeté sur un brouillon mille projets de lettres. J’ai fini par faire un choix et j’ai écrit une nouvelle lettre.

 

« Dès le mois d’avril 1914 la Section technique de l’Aviation militaire a reçu mon étude sur l’aéroplane. L’officier chargé de l’examen n’y a rien compris et les objections faites sont futiles. En temps de paix cela n’avait aucune importance et je m’étais décidé à procéder moi-même à des essais. Mais nous sommes en guerre et la comparaison des avions actuels et de ce qu’ils font avec ce qu’ils pourraient être ou faire me crée le devoir impérieux de me faire comprendre.

 

Tout véhicule doit être muni d’une suspension élastique dont la période dépend du plus fragile des quatre corps en présence (matériel, personnel, chargement, route).

 

Sur les routes terrestres le plus fragile est l’homme, la suspension a pour but le confortable.

 

Dans l’air, sur l’eau, dans l’eau, le plus fragile est le fluide et il faut une longue période d’oscillation pour ne pas le déformer.

 

Au lieu de parler de véhicule et de pesanteur, on peut généraliser et mettre ce principe sous la forme suivante : « Une liaison élastique est l’intermédiaire indispensable entre une masse et un fluide en mouvement relatif pour éviter la déformation du fluide (ou frottement) ». Sous cette forme générale nous rencontrons de nombreuses vérifications… (voir ma lettre à l’Académie)… simple ni plausible.

 

L’aéroplane suspendu sera stable, mobile, il pourra d’un bond, moteur éteint, monter à 20, 30 ou 40 mètres en dépensant sa force vive, il économisera peut-être la moitié de l’énergie qu’il dépense actuellement pour voler horizontalement, il pourra se transformer en orthoptère si l’on y trouve avantage.

 

Ce problème est capital pour l’aviation. Il me paraît beaucoup plus facile à réaliser que ce qui a été fait jusqu’ici. C’est pourquoi j’ai demandé deux fois déjà à être entendu par un membre de la Section technique. »

 

Je pense avoir ce soir l’adresse de Breguet. Je crois que je vais lui écrire.

 

Je suis remonté à cheval ce matin, j’ai pris un cheval de tout repos et suis allé au pas. C’était pour la décoration de Me Pointeur Descombes de la médaille de 4e classe de l’ordre de je ne sais quoi, une décoration russe, le tsar en a décerné un certain nombre à l’armée française. C’est un garçon énergique et courageux que j’ai apprécié les journées du 24 et 27 août particulièrement dans les situations critiques où nous nous sommes trouvés. La cérémonie a manqué un peu de solennité, le Colonel faisait un petit discours patriotique et fort bien tourné et dépliait la médaille qu’il allait mettre sur la poitrine de Descombes lorsqu’il s’aperçut tout à coup qu’il y avait erreur de médaille, il s’était trompé lors d’une décoration d’un sous-officier dans une autre batterie. Cela a interrompu son discours d’une façon malencontreuse par une exclamation de surprise. Après la revue je suis allé embrasser le petit Descombes et cela a paru lui être très sensible.

 

27 mars (1915)

J’envoie aujourd’hui au M.d.L. Bosse sa décoration. Ne pouvant la lui mettre moi-même sur la poitrine je prie son père de le faire pour moi. Cette médaille lui est offerte par les officiers et les sous-officiers de la 3ème bie en souvenir de leur amitié et de la fierté qu’ils éprouvent de sa conduite courageuse.

 

Le Colonel m’a renvoyé ma nouvelle lettre, celle du 24 mars, il m’invite à employer la forme impersonnelle du résumé ou de la note et de modifier la phrase où il est question de l’officier qui n’y a rien compris. Je lui ai donc fait subir les modifications prescrites et l’ai remise hier. Ce matin, par un exprès, le Colonel me fait demander si je maintiens la phrase ajoutée au sujet du dirigeable souple français qui doit avoir un avant rigide solidaire de la masse (nacelle) « par une liaison rigide et qui aura probablement une meilleure pénétration que le type rigide allemand ». J’ai maintenu cette phrase qui a paru le surprendre.

 

J’ai écrit aussi hier un mot à Mr Breguet et, au moment où nous finissions de dîner, Lamy et venu me dire, est-ce de la part de Massol, est-ce de la part de Corta, que le capitaine Martineau-Lagarde serait content que je lui écrive un mot, qu’il doit revenir dans une quinzaine de jours. Le capitaine Martineau-Lagarde s’occupe des moteurs et je me souviens très bien de l’avoir vu au Salon d’aviation en 1913 et d’avoir avec lui examiné un moteur rotatif à refroidissement axial. Il paraît intelligent et gentil camarade, j’aurai du plaisir à causer avec lui.

 

31 mars (1915)

Frey et Carsalade, par l’intermédiaire de l’oncle Jacques, m’envoient une objection contre ma demande de brevet anglais : comment le moteur agit-il sur les liens de suspension pour obtenir l’orthoptère ? Je ne m’explique pas que la question ait dévié à ce point. Il faut que je la replace dans son vrai cadre et j’y ajouterai un simple mot au sujet de l’orthoptère qui tourmente tous les esprits, tous les cours le présentant comme irréalisable.

A suivre…



[1] Joseph Aussedat (1875-1932)

[2] Jean Callies (1886-1961), cousin, fils de Jacques Callies et Marie, née Aussedat



20/03/2015
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