14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 26- Fin décembre 1916

 Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

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Edouard Favre - 1915

22 décembre (1916)

J’étais hier assez découragé. J’ai écrit à l’oncle Jacques et maintenant cela va mieux. Mon découragement tient à des causes multiples, à l’ajournement de ma permission, à mon indécision relative à mon départ du régiment, à la lettre de la direction des inventions confirmant purement et simplement sa décision antérieure. Cet aveuglement est invraisemblable. J’ai répondu :

 

« Votre lettre du 16 me bouleverse. Comment avez-vous pu trouver ce travail à ce point absurde que vous n’ayez même pas le désir de voir procéder aux trois expériences que je vous propose et qui n’ont jamais été faites ? J’avais espéré que vous me mettriez en mesure d’y procéder. Puisque vous n’y consentez pas, faites les faire vous-même et à mes frais, il le faut à tout prix. Elles vous donneront des résultats que vous ne soupçonnez pas et vous montreront que nous sommes actuellement en marge de la vérité ».

 

Il tient aussi à l’échec de ma demande faite par la voie hiérarchique qui n’est pas revenue, qui a été étouffée probablement à la section technique elle-même. Je demande à l’oncle Jacques d’y passer pour savoir, si cela ne l’ennuie pas trop.

 

Nous sommes toujours au calme, le temps ne se prête pas d’ailleurs à une action de guerre quelconque. Nous avons des travaux importants à faire, préparation de batteries, et le nombre de nos travailleurs est extrêmement restreint. Il faut organiser ce travail, obtenir un bon rendement, ce qui n’est pas très facile quand les hommes ne travaillent pas pour eux.

 

23 décembre (1916)

J’ai envoyé hier le journal de marche de la batterie et avant de l’arrêter j’ai fait le relevé de tous nos tués et blessés. Ma pauvre batterie est dans le régiment celle peut-être qui tient le record et qui a été la plus éprouvée. Il m’est pénible de penser que le colonel n’en tient pas compte.

 

 

 

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JMO de la 3e batterie du 1er groupe du 2e RAC clos le 21 décembre 1916

 

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JMO de la 3e batterie du 1er groupe du 2e RAC clos le 21 décembre 1916

  

Voir aussi l'article déjà publié

JMO Edouard Favre 7-Résumé de l’historique de la 3e Bie du 2e Rt d’artillerie de campagne (1914-1916)

 

24 déc. (1916)

Guelfucci vient de me faire une longue visite. Il m’a développé avec beaucoup d’habilité et d’éloquence la théorie suivant laquelle dans l’armée pour réussir il ne faut pas être intelligent. Si l’on tolérait qu’un lieutenant ou un capitaine pense ou écrive des choses remarquables, quelles exigences ne serait-on pas en droit d’avoir quand il s’agirait d’un colonel ou d’un général. Donc il ne faut pas être intelligent, c’est une manière de sortir du rang, de se singulariser et cela nuit à la discipline aux yeux de ceux qui sont incapables de comprendre. C’est tout à fait mon cas. Cela ne veut pas dire que je me considère comme un être supérieur, loin de moi cette pensée orgueilleuse, je crois cependant que d’autres que le colonel m’auraient mieux jugé. Je suis surtout acharné au travail, persévérant et têtu, je cherche et je crois que je finis par trouver, mais l’intelligence n’est ni très active, ni très vive, ni trop médiocre, elle se tient dans une sage moyenne.

 

25 (décembre 1916)

J’avais formé le projet hier soir d’aller à la messe de minuit à la Marine mais j’étais si las et j’avais tant de travail que j’y ai renoncé, d’autant plus que je devais déjeuner ce matin avec le colonel Pierlot. Je me suis donc rendu à la Marine pour la messe de 9 heures et j’ai pu avant le déjeuner faire une visite au P. Jamin qui avait officié. Il est aumônier de la division et je regrette de ne pouvoir le rencontrer plus souvent. Il connaît toute la famille, les Callies, les Deries, et il a contribué autrefois à caser mon frère Andréf à Pagney. Nous avons causé de tous ces vieux souvenirs et de ce pauvre Henri surtout qu’il connaissait particulièrement.

 

26 décembre (1916)

Il va y avoir une réorganisation des services de l’artillerie. Dans chaque division un colonel aura sous ses ordres toutes les troupes d’artillerie, tranchée, campagne, lourde, parc, etc. et le régiment de campagne divisionnaire aura par suite un lieutenant-colonel chef de corps. Il paraît qu’à cette occasion le colonel aurait renouvelé ses propositions mais que le général aurait interverti l’ordre de préférence et qu’à l’heure actuelle je me trouverais avec le numéro 1. Cela me ferait bien plaisir et si je pouvais conserver le commandement du 1er groupe je crois que tous les officiers qui en font partie s’en réjouiraient autant que moi. Ce bruit m’est arrivé par Lamy qui avait eu une conversation téléphonique avec Jean qui le tenait lui-même du commandant Burley chef de l’E.M. de la division.

 

Avec une vingtaine de travailleurs par batterie, il nous faut construire huit ou neuf batteries de campagne. Le travail devait commencer aujourd’hui mais le mauvais temps et surtout l’absence de matériaux de construction et de cadres de mine nous empêchent de commencer.

 

27 (décembre 1916)

Voici le lieutenant Dupin, mon ancien lieutenant, qui va partir pour Chalais-Meudon. Il est navré de quitter le front, de quitter Jean avec lequel il se trouve à AD27, il a peur dans son nouvel emploi de ne pas être à hauteur de sa tâche, il a peur que l’on s’imagine qu’il a demandé à partir vers l’arrière. Pour moi je vois avec plaisir mettre à l’abri des hommes comme lui qui ont su montrer au danger ce dont ils étaient capables, qui ne se sont pas ménagés et qui peuvent rendre à l’arrière dans une usine ou une commission des services inappréciables.

 

28 décembre (1916)

Je suis perplexe, ma demande de congé pour expériences est probablement enterrée puisqu’elle n’est pas revenue. Comment agir maintenant. J’ai écrit à un fabricant de modèles pour lui demander s’il pourrait travailler pour moi. Si je lui fais exécuter un montant d’aéroplane sans que j’y sois, pourra-t-il le réussir suivant mes vues. Une fois terminé je pourrai le faire porter à Mr Eiffel qui l’exposerait dans son laboratoire et ferait les mesures nécessaires. Pour l’expérience sur une aile, ce serait déjà plus délicat à construire et je ne pourrai lui faire comprendre par écrit toutes les conditions à remplir. Enfin un fabricant quelconque d’appareils de physique me procurera le flotteur lesté dont j’ai besoin. Mais faire effectuer ces expériences sans que je sois présent pour les mettre au point ! quelle chance y a-t-il qu’elles aboutissent ?

 

Je pense aussi écrire à Monsieur Carvallo, directeur des études à l’Ecole. La facilité avec laquelle je le comprenais autrefois et il me semble aussi celle que j’avais à me faire comprendre de lui m’engage à lui demander conseil. Je pourrai lui exposer mes idées et lui demander peut-être l’autorisation d’exécuter ces expériences au laboratoire d’aérodynamique de l’Ecole. Je pourrai peut-être y être aidé soit par des élèves soit par des professeurs.

 

Nous allons être relevés, nous allons quitter ce secteur de repos pour aller à l’arrière faire un peu d’instruction pendant un mois. Nous retournerions ensuite au front un peu au nord d’ici, dans un secteur qui est presque aussi calme. Sommes-nous détachés définitivement du 14e corps, j’en serais tout à fait navré.

 

Je suis tenté aussi de demander un peu pour raison de santé une permission « pour me guérir d’une obsession » par les expériences qui me restent à faire. Cette demande n’allant pas jusqu’aux services techniques me serait probablement accordée, mais qu’en ferais-je si je n’ai rien préparé et si je n’ai pas la disposition d’un laboratoire.

 

30 déc. (1916)

Je me décide à écrire à Mr Carvallo ce qui suit.

 

« Me reportant à quelque vingt ans en arrière, je me rappelle la facilité que j’éprouvais à vous exposer une question ou à comprendre vos explications et j’invoque ce souvenir comme excuse de la liberté que je prends de vous écrire.

 

Une étude que j’ai faite sur la dynamique des fluides me conduit à des conclusions si importantes que mon esprit en est tourmenté. J’ai cherché naturellement auprès des commissions compétentes à me soulager de ce souci mais toute discussion ayant été écartée mes notes écrites ont été jugées confuses et sans intérêt. Or je crois avoir raison, aucune expérience ne me condamne et de nombreuses observations me sont favorables et peuvent même passer pour des vérifications.

 

La dynamique actuelle des fluides est expérimentale et empirique. Elle traite les fluides comme les solides, n’hésite pas à mettre en contact direct une masse infiniment petite avec une masse finie sans se soucier de ce qui peut se produire.

 

Si l’on étudie, par la voie que j’ai suivie, ce problème avec les règles ordinaires de la mécanique, on montre qu’il faut entre la masse et le fluide un intermédiaire élastique d’une douceur minimum (durée minimum d’une période d’oscillation) pour éviter la perte d’énergie produite par le « brisement » du fluide, par la rupture de ses forces de cohésion, phénomène tout à fait analogue à la déformation permanente d’un métal.

 

Et ainsi les machines aériennes, carènes, hélices, canalisations qui ne sont pas actuellement adaptées aux milieux dans lesquels elles doivent travailler, me paraissent au point de vue mécanique tout à fait primitives. Il faut au véhicule aérien une suspension élastique très douce (7 à 8 fois plus lente que pour les véhicules terrestres), aux carènes un tapis élastique analogue aux écailles des poissons ou au duvet des oiseaux, aux hélices un ressort de traction convenablement doux, aux canalisations une section élastique pour éviter la perte de charge. Le principe d‘Archimède cesse d’être vrai dans le mouvement mais il redevient exact si le flotteur est relié à son lest par un intermédiaire élastique convenable.

 

Je voudrais vous exposer cette question, discuter avec vous quelques préjugés actuels, vous demander de faire l’effort d’accommodation grâce auquel tout vous paraîtra plus clair et plus simple.

 

Les applications de ces théories, si elles sont vraies et elles me paraissent telles, ne semblent pas devoir être d’une difficulté excessive et la France en pourrait devenir plus puissante »…

 

Veuillez…

 

Que va dire Mr Carvallo en recevant cette lettre ? Sera-t-il étonné, sceptique, hostile, indifférent ?

A suivre…





23/12/2016
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