14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 14 - Début octobre 1915

 

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

1915 Favre Edouard BEST rogne Photoshop.jpgEdouard Favre - 1915

 

2 octobre (1915)

Notre situation se stabilise au moins pour quelques jours. La ligne de résistance allemande est trop puissamment organisée pour l’enlever sans une préparation méticuleuse par l’artillerie. Et les abris de mitrailleuses ou canons révolver sont difficiles à discerner.

 

Nous continuons à recevoir des obus, le tir des Allemands est bien réglé maintenant et leurs marmites tombent à hauteur des pièces. Un obus fusant a éclaté tout à l’heure juste en dessus de moi, mon abri est suffisant pour me protéger des éclats.

 

J’apprends que Pierre[1] est blessé et qu’il est au Val-de-Grâce. Je suis bien content qu’il s’en tire à bon compte, une balle qui atteint un homme à la tempe pardonne rarement, et il est providentiel que cette balle contourne sagement le crâne et qu’on arrive à l’extraire facilement.

 

Nous venons d’avoir un long bombardement avec obus lacrymogène, nous pleurions tous à qui mieux mieux avec un léger mal de tête, c’est tout l’effet que cela m’a produit. Les Boches ont-ils songé à attaquer, je ne sais. En tout cas un tir de barrage de cinquante batteries les en a dissuadés certainement. Cela faisait un effroyable tintamarre.

 

Pendant que je mangeais le contenu de ma gamelle, la nappe de gaz que les Boches avaient spécialement destiné à l’infanterie nous a été apportée par le vent du soir. Nous nous sommes remis à pleurer et à avoir mal à la tête.

 

Ma cantine est enfin de retour, elle est allée à Grenoble et de Grenoble elle me revient. J’ai enfin retrouvé mon manteau, du linge de rechange et mille choses indispensables.

 

Je suis inquiet de Ducruy, je n’en ai pas de nouvelle. Il est à l’hôpital de St Rémy… j’espère bien qu’un bicycliste pourra aller jusque là.

 

6 octobre (1915)

Ce matin nouvelle attaque de notre part mais elle avait moins d’importance sur mon secteur qu’à droite ou à gauche. Nous avons vu défiler quelques prisonniers, deux ou trois cents en plusieurs détachements. Ils ne paraissent pas trop consternés par leur sort. Les officiers et les gradés en général restent dédaigneux et raides comme nous ferions à leur place, mais leurs hommes ne sont pas de même. Les uns ont des figures hagardes de bêtes traquées, d’autres sont calmes et fument mélancoliquement leur pipe, d’autres enfin ne cachent pas leur satisfaction de s’en tirer à si bon compte. Le bombardement de ces deux jours leur a fait perdre beaucoup de monde.

 

Hier soir j’ai appris la triste nouvelle de la mort de Ducruy. C’est tout à fait inattendu et je crois que les médecins qui le soignaient ont eu la même surprise. On l’a trouvé mort dans son lit hier matin. Sa pauvre femme qui a été avertie par le médecin qui le soignait est en route. Comment va-t-elle recevoir cette terrible nouvelle ! Il laisse cette jeune femme avec quatre enfants, cinq bientôt m’a-t-on dit, dont l’aîné n’a pas plus de six ou sept ans. Plusieurs fois Ducruy m’avait montré la photographie de sa jolie petite famille.

 

10 octobre (1915)

Marthe a appris le 2 octobre la mort de son mari. Le lieutenant de Pétrus a écrit à Mr Dunand. Cette nouvelle a jeté la consternation à St Jorioz et à Annecy-le-Vieux. C’est payer bien vite notre joie patriotique du clan[2] Deries. Hélas oui, la joie patriotique se paie toujours avec le sang des hommes et des larmes de femmes. L’oncle Louis qui m’écrit me dit combien il enrage d’être le témoin impuissant du chagrin des femmes et de se sentir retenu avec « les vieux et les femmes ». Il ne se rend pas compte des services qu’il rend où il se trouve. Il a été nommé sous-lieutenant d’artillerie et j’en suis bien content pour lui.

 

J’ai écrit hier au père du lieutenant Fond, le chagrin de ses parents est d’autant plus grand qu’il était leur seul fils.

 

Nous restons presque inactifs, les munitions paraissent difficiles à amener jusqu’au corps d’armée. Je suppose très gratuitement d’ailleurs que la voie ferrée aura été sérieusement endommagée par un zeppelin qui est venu à Chalons il y a cinq nuits, car je ne puis croire que le stock formidable de munitions fabriquées cette année ait été très sensiblement entamé par nos attaques, malgré un énorme gaspillage.

 

L’artillerie ennemie restée inactive depuis plusieurs jours a changé de position et se trouve maintenant beaucoup plus loin. Elle recommence à tirer et ses obus ce matin m’ont obligé à faire abriter mes hommes.

 

Je viens d’écrire à cette pauvre petite Marthe, elle doit être bouleversée.

 

Notre inaction ramène mon esprit vers les questions qui l’ont occupé si longtemps. Plus j’y réfléchis et plus je me dis que cette guerre terrible cesserait bien vite si l’un des belligérants pouvait acquérir la maîtrise de l’air, s’y promener avec des appareils assez puissants pour supprimer, couler les aéroplanes adverses. Ces appareils puissants seraient capables d’offensive, tandis qu’actuellement ils ne sont utilisables que pour des reconnaissances, les bombardements qu’ils effectuent faisant plus de bruit que de mal et permettant comme principal avantage de publier des articles sensationnels dans les journaux qui donnent satisfaction à l’opinion, présentant ces bombardements comme des représailles aux raids des « Zeppelins ». J’avais laissé au commandant Dorand mon travail de ce printemps, l’aura-t-il lu ?

 

11 octobre (1915)

L’aura-t-il lu ? Le commandant D. est sans aucun doute beaucoup plus intelligent que le colonel F. Mais il a beaucoup de travail. Il construit un appareil pour des misions de bombardement à grande distance. Il croit avec celui qu’il essaie maintenant pouvoir voler jusqu’à Essen. Sa force est de 200 chevaux au moins. Je veux bien le croire mais je doute que cela soit réalisable d’une façon normale. Il faudrait pour qu’il en fût ainsi que la vitesse augmentât dans une large mesure et ce n’est pas le cas. Les gros appareils marchent plus vite que certain petits mais ils ne vont pas plus vite que les avions de course expérimentés ces dernières années. On se heurte toujours à la même difficulté du départ et de l’atterrissage qui sont si délicats aux grandes vitesses.

 

Très occupé par ses constructions et ses essais, très pris aussi par le service de tous les jours, le commandant Dorand n’aura pas lu probablement ce travail ou ne l’aura fait que d’une façon superficielle. Il est curieux de constater combien cette Section technique se déclare incompétente pour discuter un raisonnement ou une théorie mathématique. Elle ne le dit pas, mais elle refuse de lire, de discuter ou de réfuter. Et au pauvre théoricien que je suis elle vient dire, bien assurée de m’embarrasser, présentez-nous un projet d’exécution pratique. Elle sait très bien que je n’aboutirai à rien ainsi et qu’elle se débarrassera de moi. Mais j’ai mis un pied dans la boite et il me sera beaucoup plus facile d’y retourner. Bientôt, peut-être ? Car on parle de nous relever prochainement, sans doute pour nous mettre en réserve quelque part ou bien pour nous faire taper tout de suite sur un autre point. Le 14e corps a la cote et elle est fièrement méritée. La 27e division vient d’être citée à l’ordre de l’armée pour son attaque de la fin de septembre. Ce bruit de relève doit être exact. Il paraîtrait même que tout un groupe doit être remplacé cette nuit, peut-être en serait-il de même pour le 11e corps car tout à l’heure une batterie a passé se dirigeant vers une batterie que je connais.

 

La situation dans les Balkans paraît inspirer des inquiétudes, je ne pense pas qu’il faille trop se tourmenter. La Bulgarie s’imagine être habile en marchant contre nous. Elle nous permettra par sa conduite de faire plus tard un partage où nous n’aurons plus à nous préoccuper de ses intérêts. La question balkanique était épineuse parce que la Serbie, la Roumanie, la Grèce et la Bulgarie en réclamant les mêmes territoires ne pouvaient être toutes satisfaites à la fois, ce sera plus facile à faire quand la Bulgarie n’aura plus voix au chapitre. Quant à l’offensive austro-allemande contre la Serbie, je ne pense pas qu’elle puisse beaucoup progresser, même si la Roumanie tardait à intervenir ou si la Grèce maintenait sa neutralité bienveillante. Les troupes que les Anglais et nous avons débarquées paraissent suffisamment importantes pour tenir en respect une partie tout au moins de l’armée bulgare… mais cela pourra être dur tout de même, surtout si les Turcs contribuent à cette action nouvelle comme le bruit en court. Enfin ! A Dieu vat ! Le bon droit et la justice finiront bien par triompher. L’Allemagne malgré sa puissance formidable s’épuise visiblement, elle pousse au feu des troupes qui n’ont aucune instruction militaire, des enfants de 18 ans et des hommes de 45 ans, son infanterie n’attaque plus.

A suivre…



[1] Pierre Callies (1887-1973), cousin, fils de Jacques Callies et Marie, née Aussedat

[2] Clan ?? (illisible)



02/10/2015
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