14-18Hebdo

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Edouard Favre - Mes cahiers de souvenirs - 13 - Septembre 1915

 

Edouard Favre, 38 ans en 1914, officier d’active dans l’artillerie, va passer toute la guerre au front. Il tient un journal, et nous suivons ses préoccupations dans 3 domaines : la guerre, sa famille, et son « idée fixe » : les avions suspendus...

Document transmis par Marie Favre, sa petite-fille - 11/11/2014

 

1915 Favre Edouard BEST rogne Photoshop.jpgEdouard Favre - 1915

 

 

1er octobre 1915

Sept semaines sans écrire un mot ici ! Mais que de choses importantes se sont passées depuis lors.

 

Nous ne savions pas quelle serait notre destination, on nous annonçait simplement que nous partions pour le pays des marmites.

 

Après avoir débarqué près de Chalons, nous avons passé cinq jours dans un cantonnement à St Memmie, sans aucune fatigue. Puis un matin les capitaines et le chef d’escadron sont partis en reconnaissance vers le nord. J’ai reconnu un emplacement de bivouac, ma batterie y est arrivée de bonne heure la nuit suivante, et dans la journée du 18 j’allais reconnaître l’emplacement de tir de ma batterie.

 

Cet emplacement déterminé je donnais à Jean qui me secondait quelques indications sur l’organisation des abris et casemates et lui laissait d’ailleurs carte blanche pour ce travail. Dès ce jour, le Colonel me faisait connaître que je devais partir en mission à Paris à la Section technique de l’Aviation, cette mission devait durer une dizaine de jours… En route le 20 au soir, j’allais prendre à Chalons l’express pour Paris où je débarquais à minuit sans avoir pu annoncer mon arrivée à l’avenue Duquesne. Je terminais ma nuit dans un hôtel et me trouvais à 8h. du matin chez l’oncle Jacques qui venait de sortir avec l’oncle Louis. Je m’y installais puis allais jusqu’à la rue du Bouloi.

 

C’est l’après-midi vers 15h. que je me présente au colonel Fleury, directeur de la Section technique. Il est très aimable mais ne sait pas au juste pourquoi je suis convoqué. Il compulse un dossier, n’y trouve pas grand-chose, et finalement me déclare en souriant que c’est sans doute à titre de « récompense que l’on me donne quelques jours de vacances, à la suite du travail que j’ai fait à mon poste de commandement ». Je prends fort mal cette amabilité et je déclare que je n’ai besoin d’aucune récompense et qu’il n’y avait qu’à me laisser où j’étais à ma batterie où je pouvais être utile. Voyant qu’il avait été maladroit le Colonel me demande de lui expliquer ce que je préconise. Je m’excuse d’être obligé de prendre la question à son début, d’exposer le problème général du véhicule, de la route imposée et je commence mon amphi. Mais au bout de deux minutes, comme je disais qu’en rencontrant une risée en sens inverse de sa marche, un avion devait perdre une vitesse absolue équivalente, il proteste, déclare que la vitesse reste absolument constante, que la force vive est constante. Je réplique que cela est exact dans le mouvement relatif, mais inexact dans le mouvement absolu. Il proteste encore en appelant mouvement absolu celui que j’appelais relatif, appelle un sous-lieutenant du bureau voisin, le rend juge en lui posant une question nouvelle à laquelle il répond : « Oui, mon colonel, vous avez raison ». Et l’un et l’autre regagnent chacun leur bureau respectif. J’enrage dans le corridor. Au bout de vingt minutes, je pénètre de nouveau auprès du Colonel. Il est suave et moi aussi, à quoi bon être agressif. Je lui demande néanmoins de vouloir bien m’indiquer ce que je devrais faire pendant ces quelques jours. Il me dit alors qu’il me faut faire des propositions et m’invite à les lui soumettre lundi. Lundi je les lui soumets, il me renvoie à mardi pour une réponse. Mardi matin j’y retourne et suis convoqué pour le soir. Le soir il me propose de revenir le lendemain pour qu’il me remette une lettre pour Mr Eiffel, dont j’ai visité le laboratoire le jour même.

 

Mercredi je vais voir Mr Eiffel qui me demande des explications qui paraissent l’intéresser, puis m’exprime le regret de ne pouvoir faute d’ouvrier me faire préparer ce que je demande et me prie de demander que l’on fasse tout cela à Chalais.

 

Jeudi le Colonel s’absente toute la journée, vendredi il cherche une solution, samedi il la trouve et m’invite à venir avec lui à Chalais lundi. Je lui fais observer que ma mission expire mardi, il me tranquillise en disant qu’il la prolongerait sans difficulté. Lundi nous faisons ensemble une promenade sentimentale à Chalais où il a vécu toute sa vie militaire, et me présente au capitaine dont dépend le contremaître qui me fera le travail que je demande. Mardi j’y retourne pour mon propre compte, puis mercredi. Vendredi aussi et j’apprends que le contremaître n’a rien fait à cause des ordres qu’il a reçus. Je vais voir le capitaine qui me dit que c’est un malentendu et qu’on travaillera pour moi. Bref l’appareil n’est prêt que le lundi soir 6 septembre, après 15 jours de temps perdu ou à peu près. Et le mardi, recevant mon appareil, je trouvais une note urgente me convoquant à la Section technique où l’on me faisait connaître que j’étais rappelé d’urgence à mon corps. Je me mettais en route le soir même.

 

J’avais bien essayé d’utiliser ces précieuses journées de mon mieux, et en particulier j’avais fait une expérience en garnissant de fourrure (du mouflon de Chine, s’il vous plaît) un montant d’aéroplane fuselé. Je n’avais pas suffisamment réfléchi à cette question, et cette fourrure hirsute n’était bonne que pour une étrave et non pour la récupération. De telle sorte que lorsqu’au téléphone je demandais le résultat de cette expérience, je fus anéanti, écrasé, bouleversé, abasourdi, stupéfié par la voix narquoise de Mr Popof qui à l’autre bout du fil me disait : « nous avons trouvé un coefficient dix fois plus grand ». Je répondis « ah » comme un homme assassiné et je coupais la communication. Un peu de réflexion me rendit calme et assurance.

 

L’un de mes premiers soucis avait été, naturellement, de voir l’officier qui avait lu mon travail et qui avait provoqué ma mission. Le colonel Fleury ne se l’était pas rappelé, puis une autre fois il m’avait dit que c’était le capitaine Soreau mais qu’il était en mission. Ce n’est qu’incidemment que j’appris quelques jours plus tard que le capitaine Soreau était détaché à St Cyr, et j’allais le voir le samedi 4 septembre. Il eut été de bon conseil et m’aurait facilité bien des choses, mais je ne pus en profiter à cause de mon départ précipité. La prochaine fois j’aurai recours à lui, la prochaine fois… viendra-t-elle ? En prenant congé du Colonel le 7 septembre, je lui rendais compte que je n’avais rien pu faire, et que je regrettais de ne pouvoir agir maintenant que tout était prêt, mais que je ne regrettais pas de partir pour rejoindre ma batterie, parce que nous allions bientôt reprendre l’offensive. Il me répondit qu’il espérait bien me revoir et me rappellerait dès que les circonstances le permettraient.

 

Parti le 7 au soir, j’arrive à 2h du matin dans la grande gare de Suippes et je pars d’un pied léger dans la direction de mon bivouac à sept kilomètres de là. Mon sac est un peu lourd mais je suis solide, et je fais une pause de vingt minutes en plein champs pour attendre le jour et m’orienter car je ne suis plus très sûr de ma route. Enfin à cinq heures j’arrive au bivouac, je pénètre dans l’abri où se tient Jean et où il dort du sommeil du juste. Nous causons un moment, je m’étends près de lui et je dors un moment. Je suis très malheureux car ma cantine, que je n’avais pas emportée à Paris et que je m’étais fait expédier, ne m’a pas rejoint. Je ne sais pour combien de temps j’en serai privé. Avec ma cantine, il y a mon manteau et tant de choses indispensables.

 

Dans la journée je vais visiter ma batterie, c’est une merveille tout à l’honneur de Jean qui l’a dessinée, on la cite comme modèle et on vient la voir. Elle est très « marmitée » mais les abris sont solides. Je vais aussi au poste d’observation où l’un de mes canonniers, Martin-Cochet, a été tué trois jours avant, et je vois le secteur où j’aurai à travailler. Jean a fait déjà un grand nombre de réglages.

 

Depuis ce jour, j’ai vécu à la position de batterie, recevant des marmites, en envoyant, et sauf les premiers jours ma cagna qui était loin d’être à l’épreuve m’a procuré de bonnes heures de travail et de sommeil, en compagnie de Fond, car Jean m’a été enlevé pour servir à la 2e bie sous les ordres du capitaine Ducruy.

C’est le 25 septembre après trois jours d’une violente canonnade que nous nous sommes portés en avant, et depuis lors nous n’avons pas progressé beaucoup. Nous avons progressé de trois kilomètres sans pertes sensibles, faisant des prisonniers et prenant quelques canons, et nous nous sommes heurtés à une deuxième ligne de résistance puissamment organisée et admirablement étudiée. Les mitrailleuses y pullulent et y remplacent les effectifs que l’ennemi a portés contre les Russes.

 

Nous continuons nos attaques mais elles coûtent cher.

 

Pétrus à la tête de sa compagnie le 26 a abordé la tranchée allemande de la Vistule, a franchi le réseau de fil de fer, et allait sauter dans l’ouvrage ennemi lorsqu’une bombe lancée à deux mains par un soldat ennemi l’atteignit : est-il blessé, tué ?... on ne le sait, car sa compagnie fut obligée de se replier par les feux de mitrailleuses…, dans son régiment on croit qu’il a été tué. C’est pour Jean et pour moi un grand chagrin et pour cette pauvre Marthe.

 

Le 27 mon lieutenant est allé au poste d’observation que je venais de quitter pour régler mon tir. Il y est arrivé vers 3h30, m’a téléphoné un renseignement à 3h45, puis la ligne a été coupée et je n’ai plus eu de nouvelles de lui. Dans la soirée, assez tard, j’ai entendu dire qu’il avait été blessé grièvement. Dans la nuit on m’a dit qu’il était mort. J’en ai eu un grand chagrin, auquel s’ajoutait celui de la mort de deux de mes servants tués par un accident de tir. Mais le désespoir de ce pauvre Saintjean que Madame Fond avait en quelque sorte poussé à venir au 2ème pour veiller sur son fils faisait peine à voir. Dans la journée du 28 avec des brancardiers et Saintjean je suis allé chercher le corps de ce pauvre petit. Je l’ai trouvé à l’endroit même où l’avant-veille j’étais venu m’asseoir et observer les tranchées ennemie, un éclat d’obus entamant son casque lui était entré dans le dos à hauteur de la nuque, il avait dû être foudroyé. En le trouvant Saintjean l’embrassa, le serra dans ses bras, pleurant, il faisait peine à voir. Nous l’avons rapporté sur une civière, au milieu des balles et des obus. Il repose maintenant à Perthes au cimetière militaire. J’ai écrit à son beau-frère qui commande une batterie lourde au corps colonial voisin, et il m’a répondu aussitôt une belle lettre dans laquelle il me dit son chagrin et l’inquiétude qu’il a à faire connaître cette terrible nouvelle à Mr et Mme Fond qui aimaient tant ce fils unique.

 

Le 29 c’est le capitaine Ducruy qui est blessé grièvement. Je vais le voir au poste des brancardiers et je le trouve sur une civière, la cuisse ouverte par une entaille énorme assez près de la hanche. Il me serre la main, me demande d’écrire à sa femme et de lui envoyer l’aumônier. Je lui promets l’une et l’autre chose. Il ajoute : « Vous savez Favre que je vous aimais bien ». Je lui réponds que j’en suis enchanté pour l’avenir, « qu’il guérira certainement de sa blessure ». Mais il ne me croit pas, il croit qu’il y passera. J’espère bien qu’il s’en remettra, le médecin le croit très sincèrement, et comme il n’y a pas d’hémorragie il conservera ses forces. D’ailleurs sa figure n’était aucunement altérée. On l’a transporté à l’hôpital de St Rémy sur Bussy et je pense pouvoir obtenir de ses nouvelles prochainement.

 

Hier c’est le sous-lieutenant Marty blessé, aujourd’hui ce sont le capitaine Pichot et ses deux lieutenants blessés. Dans ma batterie un obus de 21 tombe dans un gourbi où deux de mes hommes se reposent, on n’en retrouve que des débris : un tronc en bouillie à trois mètres, une jambe nue et déchiquetée à cinquante mètres et tout autour du trou des traînées de hachis de viande saignante. Nous ramassons tout cela à la pelle, il est impossible de rien distinguer, nous rejetons tous ces débris dans ce qui fut le gourbi et nous plantons une croix. L’aumônier vient nous aider dans cette triste besogne et récite les prières sur cette tombe où reposent l’affreux hachis de ces deux soldats. En faisant l’appel de la batterie je vois que ce sont Richard et Colombo que je regrette vivement.

 

Aujourd’hui nous sommes repérés, le temps était clair et il suffit de deux pièces de 21 et d’un observateur en ballon pour nous mettre à mal. J’ai dû faire évacuer ma batterie pour éviter de nouvelles pertes, mais j’ai tenu à y rester avec un téléphoniste et un aspirant.

A suivre…



04/09/2015
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