14-18Hebdo

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Ceux de 14 (Maurice Genevoix) - Livre IV - Les Eparges (4/4)

 

A la chère mémoire d’André (Biredjik, 1920).

Le 2 août 1914, Maurice Genevoix, brillant normalien qui n’a pas 24 ans, rejoint le 106ème régiment d’infanterie comme sous-lieutenant… Prodigieux livre, tout à la fois bouleversant face au grand carnage mais également plein d’humour face au grand brassage d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « A mes camarades du 106 - En fidélité - A la mémoire des morts et au passé des survivants. »

Marie Favre : choix de lecture  27/09/2014

 

Ce qui fut le plus dur de l'épreuve, ce qui a fait nos soldats vraiment héroïques, c'est la boue.

Trop tard : je suis tombé un genou en terre. Dur et sec, un choc a heurté mon bras gauche. Et ma guerre est finie.

Et vous me dites : « Ne pensez plus à nous... » Oh ! mes amis est-ce possible ?

 

Les noyés

24 mars-11 avril.

Le 28 mars, de Belrupt. « Nous nous attendons à partir d’une minute à l’autre. Pour aller où ? Cette crête est notre cauchemar. Je voudrais bien que soit rétabli l’ancien tour, avec notre deuxième ligne à Calonne : c’est encore là que nous nous appartenions le mieux. Au cantonnement, va-et-vient perpétuel, défilé de camarades bons garçons, mais bruyants ; revues, "convocations du chef de bataillon", états, notes, rapports, théories ; bistrot, bureau ; bureau, bistrot. Les jours fondent insensiblement, dans une inaction agitée qui ne nous sauve point de l’ennui. J’ai encore des embêtements avec mon sergent-major...

Le 31 mars, du ravin de Jonvaux. « Pendant que j’étais reçu dans son "home", par un de nos "vaillants officiers", j’avais la bonne fortune de voir "un héros" authentique descendre des tranchées de première ligne. J’avais envie de lui demander ce qu’il avait vu là-haut, si les Boches étaient agressifs, si Français et ennemis étaient loin les uns des autres, s’il tombait beaucoup d’obus, si les obus tuaient beaucoup d’hommes. Mais point n’était besoin de questionner ; l’adjudant était du Midi, et mitrailleur : par conséquent deux fois bavard. Surtout, il descendait avec la perspective d’un repos de six jours. »

Le 7 avril. « Quelques mots seulement : je ne puis vous donner que de pauvres minutes volées, car nous sommes, une fois encore, en pleine bataille. »

Le 8. « ... Obligé de m’interrompre brusquement, hier, pour remonter dans la tranchée. Les Boches contre-attaquaient en masse : bombardement invraisemblable. Ces journées dépassent en horreur celles de février. En février, peu de boue ; ces jours-ci, une mer de boue. Des blessés légèrement, atteints se sont noyés en essayant de se traîner jusqu’au poste de secours. On s’exalte jusqu’à pouvoir tenir. "J’ai" mes hommes ; Dast et Sansois sont admirables. »

Le 13 avril, de Dieue-sur-Meuse. « Ainsi nous avons pris toute la crête des Éparges. Mais que d’efforts ! Que de souffrances ! Notre régiment n’en peut plus. Les pertes additionnées dépassent l’effectif total ; les cadres sont, encore une fois, anéantis : cinquante officiers tués ou blessés depuis le 17 février. »

Le 17 avril. « Vous avez lu maintenant, dans les journaux, la relation officielle de nos derniers combats. Elle est exacte, dans sa lettre... Mes hommes ne se sont pas battus, car notre bataillon tenait les tranchées conquises en février, dans la partie ouest de la crête : pas d’assaut, pas de corps à corps, mais des obus et des balles quand même. Nous avons souffert autant que les autres. Ce qui fut le plus dur de l’épreuve, ce qui a fait nos soldats vraiment héroïques, c’est la boue. La boue dans quoi nous avions vécu tout l’hiver, la boue que les premiers soleils avaient commencé à sécher, mais qui avait réapparu à la veille de notre attaque, plus épaisse et gluante que jamais, on eût dit pour que nous nous retrouvions nous-mêmes, fangeux des pieds à la tête, à l’heure où nous pouvions mourir. »…

… Le lendemain, cinq heures du soir. L’attaque a été donnée ; notre premier bataillon en était... Je n’ai rien vu de ma tranchée. Des obus, des fusants très bas éclataient sur nous à coups de gongs cuivreux. Les hommes avaient mis sous leurs képis des calottes de fer qu’on leur avait distribuées. Des morts déjà, des soubresauts de chairs aux vêtements arrachés, des étoiles de sang rouge élargies sur les capotes terreuses… Je viens de redescendre dans l’entonnoir. Le bombardement s’espace. Il pleut moins ; le ciel semble plus pâle et plus lointain qu’hier ; et, dans cette grande pâleur vertigineuse et froide, des balles claquent, sèches, sonores…

… Le colonel Boisredon attache ses yeux au tas des havresacs ; ils s’affaissent sur la boue, glissent au fond du boyau dont la boue les engloutit ; certains s’entrouvrent, laissant couler de pauvres choses, des blancheurs de papiers, des lettres dont l’encre se dilue sous le ruissellement de la pluie… « Vous les ferez ramasser, Genevoix. Soutenez les avec des piquets ; mettez un homme pour les garder ; ce que vous voudrez… On ne peut pas les laisser se noyer comme ça. »…

… Le feldwebel, joufflu, rougeaud, les yeux pâles et durs derrière les lunettes d’écaille, ne cesse de répéter comme une espèce de tic : « lch bin Feldwebel... lch bin Feldwebel... » Horripilé, je me plante devant lui : « lch, Oberleutnant. » Salut, talons joints, trois haut-le-corps successifs. Il parle avec volubilité : « Triste guerre... Là-bas, en Poméranie... Femme, enfants... J’étais avec eux il y a seulement quinze jours. - Blessé ? Convalescent ? - Permissionnaire. » Je ne comprends pas. J’interroge cet homme debout devant moi, ce vivant aux joues rouges et coiffé d’une casquette ; je regarde les points serrés qui piquent le bord de la visière, les fines craquelures du vernis. « Pour quelle raison, permissionnaire ? - Parce que c’était mon tour. - Votre tour ? - Mon tour régulier. »…

… Le lendemain... C’est fini. Toute la crête des Eparges est à nous… Ainsi la bataille des Éparges est finie. Et nous sommes à Dieue-sur-Meuse.

Les autres

11-24 avril.

Ce matin-là, deux « taubes » tournaient au-dessus des routes ; il faisait très beau : les bombes sifflaient dans le ciel pur et s’écrasaient l’une après l’autre vers les hangars blancs de l’aviation, vers les casernes aux toits rouges. Virginie s’était blottie sous la bâche, la tête cachée dans ses deux bras serrés ; Estelle, plus courageuse, était descendue sur la route, pour voir. Les avions se sont éloignés ; la jument s’est remise à trotter ; nous nous sommes dit adieu place Chevert... Il y avait là un gendarme, un capitaine. Ce n’est pas vers moi qu’il est venu : il a attendu que j’eusse disparu, a rattrapé en courant les deux sœurs, les a menacées, terrorisées, tant qu’elles ont dû lui dire mon nom et mon régiment. Elles en ont pleuré toutes les deux ; elles m’en ont demandé pardon. Pauvres gosses ! Cela m’a valu un rapport du capitaine-gendarme, huit jours d’arrêts du gouverneur, l’indulgence amusée du général, celle du colonel Boisredon, les félicitations des camarades : nous avons bu à mes huit jours d’arrêts un panier de bouteilles de champagne…

… Qui raserait les officiers de l’état-major, soignerait leurs chevaux, cirerait leurs bottes, piloterait leurs automobiles ? Il faut tout comprendre, ou du moins essayer ; il faut, si l’on a quand même le malheur d’être injuste, ne l’avoir pas fait exprès... Injustes nous l’avons été. Nous avons envié l’indigne bonheur des autres, laissé nos cœurs battre trop fort comme s’ils se fussent cabrés contre notre destin. A Dieue comme aux Eparges, nous sommes fantassins du 106. Cela aussi, il faut tâcher de le comprendre : une immense solitude, aussi longue que notre guerre, que pour chacun de nous sa guerre. Ensemble, Porchon et moi, nous étions partis à la guerre. De six jours en six jours, nous revenions à Mont-sous-les-Côtes, dans la maison des Aubry. Chez nous… Le garde aux cheveux drus, sa poignée de mains virile et sèche ; Mme Aubry maternelle et lasse. Mlle Thérèse… Je suis retourné à Mont du carrefour de Calonne, sur le vélo de mon cycliste ; et, cette fois-là, j’étais seul. J’ai revu les deux femmes dans notre maison d’autrefois. Le couloir était plein de soldats inconnus. Mme Aubry m’a regardé, et j’ai compris qu’elle se souvenait. Mlle Thérèse m’a dit : « C’est triste », puis m’a parlé d’un capitaine si drôle qui couchait dans la chambre du fond, de lieutenants si gentils qui faisaient popote dans la salle du devant... Trois mois que nous étions partis : c’est long, trois mois, mademoiselle Thérèse... Je suis allé seul dans les jardins. J’ai vu toutes leurs tombes alignées, serrées les unes contre les autres entre leurs clôtures de bois : capitaine Desoignes, capitaine Béreau, lieutenant Duféal, sous-lieutenant Hirsch, sous-lieutenant Moline, sous-lieutenant Porchon…

… Qu’est-ce qui nous reste ? Une petite photographie à Verdun, Estelle à son comptoir de Belrupt, Virginie dans la salle du débit, deux grandes filles aux lèvres rouges sur le seuil d’une maison de Dieue, près de la grange où cantonne la 5e... Elles veulent bien être là, quelquefois, quand nous rentrons de l’exercice. Les officiers « montés » se redressent sur leur selle et les regardent en passant ; mais les hommes ne sont point jaloux, eux qui peuvent voir, chaque jour au soir tombant, deux automobilistes entrer dans la maison. Dès le premier jour, ils ont su que le plus âgé était un « riche négociant », le plus jeune un « fils de famille ». « Qu’est-ce que tu veux, elles ont raison. C’est plus sûr qu’avec nous... Elles sont sérieuses, qu’est-ce que tu veux. » Très vite, nous les avons toutes connues : celle-ci est à un aviateur ; celle-là, qui est veuve, un gros toubib loge chez elle, un toubib à cinq galons ; cette autre, certains jours réguliers, reçoit un képi lauré... Quelle tristesse ! Dans une grande bâtisse pouilleuse, on entend quelquefois, en passant, des rires de femmes éraillés d’alcool ; elles doivent être trois, elles valent un quart de rhum et dix sous… Nous voyons en passant une troupe d’hommes autour d’une table ; ils sont une dizaine qui popotent là, des sous-officiers du 3e. Au milieu d’eux, on aperçoit une fillette en corsage clair ; elle n’a pas quinze ans, mais son corps s’épanouit déjà, gonflé de tendres rondeurs ; sa mère l’habille de jupes trop courtes, de blouses légères échancrées trop bas sur la gorge. Les sous-officiers paient bien…

… On nous a fait lire, à nous, les lettres d’un soldat du 6e d’infanterie allemand. Et ce soldat écrivait aux siens, des Eparges, il y a quelques jours seulement : « Jamais, depuis que je suis au monde, je n’ai passé si tristement ces jours de Pâques... Je n’ose pas vous dire ce qui se passe ici, j’ai peur de vous rendre malades. Je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que, grâce au bon Dieu, je suis encore de ce monde. Ce n’est plus le champ de bataille de l’Argonne ; ici, la crête que nous occupons a l’aspect d’un volcan, qui ne cesse de brûler en crachant la mort autour de lui. Je suis à bout de forces, je n’ai plus la tête à moi... J’ai toutes les peines à croire que je suis encore vivant... » Voilà donc ce que font les canons français ! Voilà donc la vie infernale que nous menons à nos ennemis ! Oh ! ce n’est pas cela. Un soldat de chez nous n’a-t-il pas écrit la même lettre ? Presque tous les soldats ne l’ont-ils pas écrite, un jour ?...

… Non, ce n’est pas cela. Je pense à vous, aux absents que vous êtes et que j’aime. Vous êtes, pour jusqu’à votre mort, tout ce qui reste de moi-même, de la vie que j’avais et que je vous ai laissée. Il y avait moi parmi vous ; et maintenant il n’y a plus que vous. Notre héroïsme n’est rien, non plus que la lâcheté ou la vilenie des autres : il n’y a que votre confiance, et que notre résignation. Et puisque je suis résigné, puisque j’accepte tous les jours, toutes les menaces, toutes les souffrances, et même -je le sais bien sans vous le dire-, en cette heure comme en celle de l’adieu, le déchirement de ne plus jamais vous revoir, laissez-moi combler de vous ma solitude et vous la dédier tout entière. Ecoutez-moi, ces soirs où je suis vrai pour vous. Seulement ceci, ô mes absents : ne pas mourir en vous ; ne pas mourir à cause de vous.

L’adieu

24-25 avril.

Je suis moi-même absolument calme. C’est la première fois peut-être que je n’éprouve pas ce frémissement intime, cette crispation légère du cœur que j’ai toujours sentis à l’approche des combats. J’ai de la chance : je n’aurai même pas, aujourd’hui, à m’observer au milieu de mes hommes, à perdre ainsi un peu de ce soi-même qui désormais ne m’appartient plus…

… A mes pieds, un râle se traîne : un Allemand est étendu là, un sous-officier, allongé dans une toile de tente qu’on a repliée sur son corps. Ce gargouillement... « Une balle dans la poitrine ? - Oui. - Ont-ils donc avancé jusqu’ici ? - Celui-là tout seul. Un piqué : il a dit qu’il voulait la croix d’ fer. »…

… A quelques pas du jeune soldat mort, deux hommes vers qui je marche, se retournent. Ils me font signe de leur main vivement abaissée : « Abritez-vous ! » Je suis tout près d’eux, je leur crie : « Qu’est-ce qu’il y a ? - Baissez-vous ! Il y a une trouée ! Ils voient ! » Trop tard : je suis tombé un genou en terre. Dur et sec, un choc a heurté mon bras gauche. Il est derrière moi ; il saigne à flots saccadés. Je voudrais le ramener à mon flanc : je ne peux pas. Je voudrais me lever : je ne peux pas. Mon bras que je regarde tressaute au choc d’une deuxième balle, et saigne par un autre trou. Mon genou pèse sur le sol, comme si mon corps était de plomb ; ma tête s’incline ; et sous mes yeux un lambeau d’étoffe saute, au choc mat d’une troisième balle. Stupide, je vois sur ma poitrine, à gauche près de l’aisselle, un profond sillon de chair rouge…

… A mon tour je criais, tout le côté broyé. On me portait dehors, on me fourrait dans une grande caisse obscure ; un vantail tombait lourdement ; et l’ambulance automobile partait. Vous tous qui l’avez fait, vous savez si c’est un dur voyage. La nuit vient. Au-dessus de soi, contre soi, on devine d’autres brancards où s’allongent des formes humaines. A chaque cahot, elles crient. On s’énerve de les entendre ; on se dit : « Pourquoi ces hommes crient-ils si fort ? » Un autre cahot, plus violent, fait monter des cris plus farouches ; l’un de ces cris a retenti, tout près. Qui est là ? Qui a crié ? Et l’on songe, tout à coup : « C’est moi. »…

… Ils me touchent, une aiguille me pique encore. Je vois pourtant la vareuse sombre du major entre les deux infirmières blanches. Ils me parlent. Je réponds : « Oui, oui… » Et la voix du docteur prononce : « Inévacuable. Hôpital militaire. » Oh ! quand cela finira-t-il ? Je croyais être arrivé : ce n’était qu’une étape, encore. Un train siffle, des roues de wagons, rythmiquement, font sonner des plaques tournantes. D’autres bras me hissent dans une minuscule carriole ; et nous roulons longtemps, par un faubourg interminable, sur des pavés…

… Et ma guerre est finie. Je les ai tous quittés, ceux qui sont morts près de moi, ceux que j’ai laissés dans le layon de la forêt, aventurés au péril de mort. Je ne veux plus me rappeler mes premières nuits d’hôpital agitées de cauchemars délirants, ni la table blanche et nue et les gants rouges du chirurgien, ni ce goût d’éther dans ma gorge, ni l’âcre petite pipe de l’infirmier Bastien, ni les trous que creusaient ses doigts dans mon bras bronzé de gangrène…

… Et vous me dites : « Ne pensez plus à nous... » Oh ! mes amis est-ce possible ? Il y avait moi parmi vous ; et maintenant, il n’y a plus que vous. Que serais-je sans vous ? Mon bonheur même, sans vous, que serait-il ?...

 

Fin



10/04/2015
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