14-18Hebdo

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Ceux de 14 (Maurice Genevoix) - Livre IV - Les Eparges (3/4)

 

A la chère mémoire d’André (Biredjik, 1920).

Le 2 août 1914, Maurice Genevoix, brillant normalien qui n’a pas 24 ans, rejoint le 106ème régiment d’infanterie comme sous-lieutenant… Prodigieux livre, tout à la fois bouleversant face au grand carnage mais également plein d’humour face au grand brassage d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « A mes camarades du 106 - En fidélité - A la mémoire des morts et au passé des survivants. »

Marie Favre : choix de lecture  27/09/2014

 

Qu’on nous donne enfin le vrai repos dont nous avons besoin ! Quinze jours ; dix jours ; mais ailleurs !

 

Les chaînes

22 février-3 mars.

Malheureux, certes, de ne pouvoir courir jusqu’à Mont-sous-les-Côtes, ce matin où, dans la petite église au toit pointu de pigeonnier, on chante pour eux l’office des morts... A cette heure les cercueils descendent dans les fosses, parmi les grands vergers en friche, derrière les maisons. Peut-être qu’on l’enterrera derrière la maison des Aubry, et que Mme Aubry et Mlle Thérèse porteront des fleurs sur sa tombe…

… « Ces pauvres, pauvres enfants !... Que ce nous soit du moins une consolation de savoir qu’ils étaient nombreux, ceux qui se sont couchés dans la Sainte Paix du Seigneur ! - Mais les autres, monsieur le curé ? - Tous ! Tous !... Il leur sera beaucoup pardonné, parce qu’ils ont beaucoup souffert. - Mais à nous, monsieur le curé ? - A vous aussi, mes braves enfants. » Même à Durozier, que nous avons trouvé cette nuit caché dans un coin sombre de la grange et qui nous a montré, aux lanternes, une face clignotante et peureuse, une barbe de travers et salie de brins de foin. Les autres l’injuriaient parlaient de le jeter dehors : « On l’avait bien dit qu’il se planquerait ! - Depuis combien d’ temps qu’il est là, c’ fumier ? - Contusion, hein ? Contusion, dégonfleur ? Durozier a protesté, doucement d’abord, et puis s’est révolté furieusement : « J’étais avec les tirailleurs de la 10e ! Je suis resté les cinq jours sur la crête ! Les cinq jours ! Je v’nais d’ rentrer avec eux, je l’ jure ! - Menteur ! Menteur !... » Personne ne l’a cru…

… A la 7e, nous sommes quarante de plus : quatre-vingts en tout, à peu près, maintenant que sont rentrés tous les blessés légers, les éclopés et les malades, toutes les loques rejetées de là-haut par la gelure, par la fièvre ou par l’épuisement. Quatre-vingts hommes, en comptant parmi eux la séquelle des « indisponibles », des ouvriers, des conducteurs, des élèves sous-officiers... Nous étions deux cent vingt lorsque nous sommes montés. Nous serons deux cent vingt bientôt. On en trouvera autant qu’il en faudra ; on fera son possible, au dépôt ; on « s’arrangera » : nous n’en doutons pas, à Belrupt…

… Jeannot est mort à l’hôpital de Verdun. Floquart aussi est mort. Et je n’ai pu aller là-bas, non plus qu’à Mont…

… « J’ai quelques instants bien à moi, pour vous parler un peu des jours que nous venons de vivre… Le 17, à 2 heures, les mines creusées par le génie sautaient… » Me voici repris, dès les premiers instants. Ma plume court vite ; je dis tout, sans le vouloir, sans résister non plus à cette emprise que je ne pourrais plus secouer : « … Il tenait à la main, encore, le morceau de pain qu’il était en train de manger. Deux autres sont morts presque sur le coup. Sept autres, qu’on n’avait pu emmener, sont restés jusqu’au lendemain dans un entonnoir de mine, m’appelant, me demandant à boire, me réclamant mon revolver si je ne pouvais pas les achever moi-même, me suppliant d’écrire à leur femme, à leur mère... Porchon avait été tué le matin… Je restais avec trois hommes… Cette guerre est ignoble : j’ai été, pendant quatre jours, souillé de terre, de sang, de cervelle. J’ai reçu à travers la figure des paquets d’entrailles, et sur la main une langue, à quoi l’arrière-gorge pendait... »…

 

… Vieilles défroques, familières, vieille capote de la mobilo, vieux képi dans son enveloppe bleue, grasse par-derrière et presque rose, sur le sommet, d’avoir déteint sous tant de soleils et de pluies… on vous quitte : on a vers vous un bref regret un peu mélancolique, et l’on roule à ses jambes des bandes molletières qu’on a reçues dans un colis, très larges et couleur caca d’oie. J’ai fait un paquet de tout cela que j’abandonne, et je l’ai confié au frère du père Viste. Une dernière fois, avant de le ficeler, j’ouvre le paquet sur la table, et j’énumère, prenant l’une après l’autre ces pauvres choses qui étaient miennes :

« Une paire de souliers... » Je les avais au bois des Caures, dans le fossé couvert de branches à travers quoi, deux jours et deux nuits, l’averse a ruisselé sur nous. Je les ai brûlés, tant j’avais froid, en les fourrant sous nos derniers tisons. Nous étions cinq ou six, serrés et transis sous les branches : Porchon tué, Pannechon blessé... L’adjudant Roux, ses doigts jaunis de nicotine, ses pommettes creuses, sa toux rauque, et Sallé, le gamin rieur aux caprices d’enfant gâté, tous deux malades à ne jamais guérir... Une paire de souliers, monsieur Viste.

« Une capote... » Ma capote. Je l’avais sur le dos au départ de Châlons ; je la portais encore, l’autre jour, entre Lardin et Bouaré. Ce trou, ici, c’est une balle qui l’a fait, le 24 septembre, dans les bois de Saint-Rémy. Ces petites brûlures rapprochées, j’avais les mêmes sur les deux mains : celles-ci s’effacent, une semaine encore, il n’y paraîtra plus... Allons, monsieur Viste, emballez !

Emballez tout, je ne veux plus rien voir : ces deux balles de shrapnell qui m’ont jeté par terre, le matin de la Vauxmarie, et que j’ai retrouvées dans mon sac, à l’ambulance des Marats ; mon sac aussi, mon vieux sac « tyrolien », déchiré, crevé, recousu de partout. Hein, Pannechon, lui en avons-nous flanqué, des coups d’aiguille !... Emballez, monsieur Viste ! Et que ce soit bientôt fini... Lorsque nous partirons, je vous confierai même ce manche à balai, qu’une balle a percé au piton sans que je m’en sois aperçu : il casserait, il me quitterait aussi.

N’y pensons plus. Nous sommes vêtus de neuf, propres, légers, bien vivants…

  

… Décision : « Le lieutenant Genevoix est muté de la 7e à la 5e compagnie, dont il prendra le commandement. » Le capitaine Gélinet, qui commandait la 5e, vient d’être évacué sur l’arrière ; le capitaine Rive vient de rentrer à la 7e. Et voilà pour eux trois…

… Mais les deux cents de la 5e, les deux cents inconnus qu'il va falloir connaître tous ? Mais la comptabilité ? Mais l'ordinaire ? Mais le boni ?... Un océan où je perds pied, suffoqué, sans rivage entrevu. Que de paperasses, que de rapports, que de notes, que d'états ! Une étiquette sur tout, et tous les jours : sur les biscuits, sur les boîtes de singe, sur les cubes de potage salé, sur les cartouches, sur les hommes. Et ça change tous les jours ! Et ça recommence tous les jours ! Le bureau est en haut du village, dans une maison à la porte peinte en vert cru. Les scribes sèchent sur les paperasses : Chabredier, qu’on m’a donné comme sergent-major, et qui maigrit, et qui me devient sympathique ; Léostic, le fourrier, un congréganiste à lunettes, timide, charmant, et dont les hommes qui l’ont vu sur la crête disent et redisent la splendide bravoure ; et Bénesse, le caporal-fourrier, un petit homme étriqué, « tousseux, rêveux et rassoté », un rond-de-cuir congénital, un Ma Soupe de vingt-cinq ans…

… Au bord du fossé, un homme assis me dit bonjour : c’est Brémond, le cuisinier de la 7e. « Qu’est-ce que tu fais là ? - J’ vous attendais... Pour vous dire adieu. - Malade ? - Libéré, mon lieutenant, à cause de mon sixième gosse… Et bonne chance aussi, que j’ voulais vous dire. - Merci, Brémond. - Et aux copains de même, bonne chance. - Merci, Brémond. Je suis content pour toi, tu sais. » Celui-là aussi, je l’aurai vu pour la dernière fois. Mais avec quelle chaude gratitude vers notre commune destinée, quelle joie de le savoir sauvé, lui du moins, après les cinq jours de bataille, ces jours pendant lesquels, comme à présent sur le bord de la route, il était le père de six gosses !

Les fosses

4-23 mars.

Et dire que je les ménage trop ! Dire qu’on m’a reproché d’avoir une tendance regrettable à laisser les galeries « s’engorger », à ne maintenir en ligne que des effectifs trop réduits ! Un guetteur par créneau, ce n’est donc pas assez ? Il y a dix mètres de boyau, entre l’entonnoir et la tranchée de tir ; un boyau très large, où deux hommes peuvent passer de front : en quelques instants, même la nuit, ils seraient tous à leur place de combat…

… « Trop sensible ! » Je suis trop sensible, moi aussi... On l’a reproché au colonel Boisredon, parce qu’il éprouvait une souffrance chaque fois qu’un de ses hommes mourait, et qu’il a eu l’orgueil de ne s’en point cacher. Lorsqu’on est trop sensible, qu’on aime assez la vie pour l’aimer même chez les autres ; lorsque la guerre, au lieu d’étouffer cet amour, l’exalte et l’exaspère de toutes les blessures qu’elle lui fait, on n’est pas un vrai chef militaire, on n’est pas un bon officier. Dans le souvenir du refuge, une autre clarté m’est venue, un de ces souvenirs que laissent monter vers nous, à l’heure où l’on a besoin d’eux, les grands livres qu’on a lus. Je me suis rappelé, de l’admirable Guerre et Paix, les réflexions du prince André au conseil des généraux russes : « Le bon capitaine, songe-t-il, n’a besoin ni d’être un génie, ni de posséder des qualités extraordinaires : tout au contraire, les côtés les plus élevés et les plus nobles de l’homme, l’amour, la poésie, la tendresse, le doute investigateur et philosophique, doivent le laisser indifférent. Il doit être borné..., se tenir en dehors de toute affection, n’avoir aucune pitié, ne jamais réfléchir, ni se demander jamais où est le juste et l’injuste : alors seulement, il sera parfait. » Et encore : « Le succès ne dépend pas de lui, mais du soldat qui crie : « Nous sommes perdus ! » ou de celui qui crie « Hourrah ! »... C’est là, dans les rangs, là seulement, qu’on peut servir avec la conviction d’être utile. »…

… Qu’est-ce que serait la guerre sans vous, Legallais et Laviolette, sans vous, Butrel et Sicot, qui avez pris votre vie à deux mains, et l’avez haussée d’un élan jusqu’aux lèvres de l’entonnoir, sous les balles ? Je nous revois ; je me vois avec eux, là-haut : et c’est en moi une grande fierté triste, la certitude émouvante d’un pardon... J’ai tiré ; eh bien ! oui, j’ai tiré. Lorsque je m’élançais là-haut, était-ce donc vers la joie de tuer, vers l’Allemand qui allait apparaître ? J’ai obéi. Malgré ma vie, contre ma vie, j’ai fait ce geste monstrueux de pousser ma vie sous les balles, et de l’y maintenir, pendant que mon revolver me cognait le poignet. Il n’y a que nous, que nous : ceux qui sont morts ; ceux qui étaient parmi les morts et qui ont eu, comme eux, le courage de mourir.

       

Le 13 mars, des Eparges. « Période douloureuse ; deuils sur deuils. J’allais commencer ma lettre dans cette chambre de presbytère que je vous ai décrite un jour, lorsque est arrivé en courant mon agent de liaison auprès du chef de bataillon. « Mon lieutenant, vous savez le malheur ? - Qu’est-ce qu’il y a ? - Deux 150 viennent de tomber sur l’ancien abri du colonel, au flanc de ta côte. Le commandant Sénéchal y était avec le commandant Vanel, celui qui est arrivé hier, et le capitaine Andreau. Le commandant Sénéchal est tué, l’autre a les deux yeux crevés, le capitaine Andreau est très grièvement blessé ; l’aide-major du bataillon est tué ; je ne sais pas combien de cyclistes et d’agents de liaison sont morts. » Voilà. Le régiment, encore une fois, n’a plus un chef de bataillon. Il y reste trois capitaines. On aura beau, du jour au lendemain, nommer sous-lieutenants des sergents ou des adjudants, on n’arrivera pas à faire revivre le 106. C’était un beau régiment…

… Il nous a raconté : le commandant Sénéchal a eu la carotide tranchée ; le commandant Vanel, les yeux crevés et le crâne défoncé ; deux cyclistes tués ; le capitaine Andreau les cuisses brisées... Morisseau, le médecin auxiliaire, a été coupé en deux : on a retrouvé ses jambes d’un côté, son torse de l’autre, ses poumons accrochés aux rondins, des lambeaux de son corps un peu partout…

… Le commandant Vanel est mort à l’ambulance : il n’a été aveugle qu’une nuit. Le capitaine Sautelet, blessé au précédent séjour, est mort ; on a dit que sa blessure n’était pas mortelle, qu’il avait dû mourir du tétanos, ou de la gangrène gazeuse ; d’autres ont dit qu’il s’était suicidé…

… On s’est trop avancé pour ne pas avancer davantage. L’engrenage nous tient et ne nous lâchera plus. Immobile pour nous, à cette heure, nous sentons à peine son étreinte. Il nous faudrait bouger pour la sentir. Nous sommes inertes ; nous vivons juste assez pour durer. Nous ne prévoyons plus ; nous ne nous souvenons plus ; notre vie clignote, rétrécie, comme la flamme des bougies dans les fosses ; elle s’endort au roulement des obus ; nous n’avons même plus le désir d’autre chose, d’être éveillés, de vivre à flamme claire dans un air enfin purifié, loin de cette fumée grise où traînent dans l’âcreté des pipes des relents piquants d’ammoniaque, de ces épaules confuses, de ces visages brouillés, ailleurs enfin, dehors enfin, quelque part où une alouette chanterait.

           

Le 22 mars, du carrefour de Calonne. « Est-ce qu’on croit que c’est drôle pour nous ? Est-ce que nos grands toubibs ne devraient pas avoir le sursaut d’énergie, d’honnêteté ou de pudeur (appelle ça comme tu voudras) d’exiger qu’on nous donne enfin le vrai repos dont nous avons besoin ? Quinze jours ; dix jours ; mais ailleurs ! »..

… «Des milliers de morts, déjà, pour ce lambeau d’une colline dont le sommet nous échappe toujours ! L’affaire de Noël, en cent fois plus coûteux : charretée par charretée, mais beaucoup de charretées à la file. J’aurais tant, tant à vous dire ! Je ne peux pas : c’est trop tumultueux, trop loin de vous, si loin que vous ne pourriez pas comprendre... Ce n’était pas la peine : j’aurais mieux fait, réellement, de me taire. « Tuer des Boches ? Les user ? On ne peut tuer ainsi des hommes qu’en en faisant tuer d’autres, autant d’autres ou davantage. Alors ?... « Déloger les Boches d’une crête stratégique importante ? D’un "bastion avancé" sur la Woëvre ? Mais les Hures, qu’est-ce qu’elles sont ? Et le Montgirmont ?... Derrière la colline des Éparges, la montagne de Combres se dressera face à nous. Et derrière Combres, d’autres collines... Dix mille morts par colline, est-ce que c’est ça qu’on veut ? »

             

Le 23 mars, du carrefour de Calonne. «Le temps se traîne, dans la veulerie et le marasme. Nous nous sommes encore trouvés engagés, pendant trois jours, et le régiment a perdu 350 hommes de plus. Cela s’arrange le plus simplement du monde : on envoie un renfort de 400 hommes, et les gens qualifiés, après avoir pris cette mesure réparatrice, estiment qu’ils ont agi sagement et que nous leur devons reconnaissance. Mais les autres, ceux qui restent ?...

… Et puis... je suis loin de tout ce que j’aime. Je me tends ardemment vers les bonheurs que je sais ; et de les appeler en vain, depuis si longtemps et si fort, voici que ma force décroît. N’est-ce pas que nous avons bien mérité un peu de repos dans la paix, dans la tiédeur tranquille des affections ? »

A suivre…

Livre IV - Les Eparges (4/4)



27/03/2015
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