14-18Hebdo

14-18Hebdo

Ceux de 14 (Maurice Genevoix) - Livre III - La boue (3/4)

 

A mon père.

Le 2 août 1914, Maurice Genevoix, brillant normalien qui n’a pas 24 ans, rejoint le 106ème régiment d’infanterie comme sous-lieutenant… Prodigieux livre, tout à la fois bouleversant face au grand carnage mais également plein d’humour face au grand brassage d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « A mes camarades du 106 - En fidélité - A la mémoire des morts et au passé des survivants. »

Marie Favre : choix de lecture  27/09/2014

R, comme Ernestine ; o, comme homard.

 

Le « grand tour »

17-29 novembre.

« Vas-tu te taire, te taire, à la fin ? » De toute sa force il braille : « Je n’ dis rien, mon lieutenant... Je n’ dis rien ! » C’est à devenir enragé. Je le lâche, je m’éloigne d’un sursaut, pour fuir la tentation qui tout à coup m’a fait serrer les poings. Et longtemps, je marche au hasard, frémissant encore d’une émotion trouble et violente, honteux de cet fureur que je n’ai pu contenir, triste bientôt, las jusqu’à l’écœurement…

… « Mon capitaine, demande Davril, Porchon prétend que vous aviez de la salade au dîner, hier soir... N’est-ce pas que ça n’est pas vrai ? - Si c’est vrai, répondent ensemble le capitaine Prêtre et le capitaine Frick. - Comment faites-vous ? - Demandez-le à Figueras. Il est descendu dans les vergers, avec un pic... - Un pic ? Pourquoi un pic ? - Pour cueillir de la salade. - Avec un pic ? - De la salade gelée, oui ; sous la neige. Mais les feuilles reviennent très bien : on jurerait de la salade fraîche. - Ah ! c’est épatant, dit Davril. »…

… « On est fou, dit Porchon. A combien, ceux d’en face ? - Vingt-cinq, trente mètres », dit Noiret. Ils tirent toujours, criblant de balles les bords de la tête de sape. Des cailloux sautent parmi des flocons de neige poussiéreux qui, le temps d’un clin d’œil, ressuscitent. « Ils nous barbent, à la fin ! » Porchon, les mains en cornet devant sa bouche, clame à tue-tête vers le poste ennemi : « Lâchez-nous ! C’est du gaspillage !... » Sa voix monte, s’échappe vers la plaine blanche. Les coups de feu s’éteignent. Il y a une seconde d’immense silence, une seconde à peine. Et voici qu’une autre voix, venue des lignes allemandes, clame vers nous, gouapeuse et rauque : « Tu t’ dégonfles, hé Siméon ! » Davril, d’indignation, devient écarlate. Il ouvre la bouche : il va répondre... Non, pas encore. « Je voudrais... nous dit-il. Qui est-ce qui connaît une injure boche, en vrai boche, en argot boche ? - Pas été barman à Berlin... - Engueule-le en français, va. » Mais Davril tient à son idée. Il réfléchit, fouille désespérément les débris de ses souvenirs et lance enfin, de toute sa voix : « Va donc, eh ! dummer Kerl ! » Noiret se pâme, avec des mines de précieuse : « Oh ! Cher ! Oh ! Dummer Kerl !... Bravvo ! Bravvo ! » Tandis qu’il parle, la riposte du Boche déferle, écrase David à pleine hottée : « Face moche ! Péquenot ! Figure de porc frais ! - Pas mal, pas mal », approuve Noiret. Davril s’entête. Il exhume encore un « schafkopf » timide, un « schweinkopf » défaillant. On entend le Boche éclater de rire ; puis son coup de fusil claque ; et désormais, à toutes nos provocations, il n’a plus que cette brève réponse trop claire, trop connue, banale. « Au revoir ! crions-nous. - Tsac ! répond la balle du mauser. - Aux chiottes Guillaume ! » Et la balle, ricochant, miaule de travers et saute de rage.

Utile dulci…

29 novembre-5 décembre.

« Ah soupire le vieil homme, dire que tous les matins c’est pareil ! Il faut qu’il m’en arrive au moins un dans cet état... Ça ne devrait pourtant pas être permis, de tomber ivre avant midi. »…

… Tout à coup, il s’est dressé, a murmuré quelque chose en heurtant du coude un camarade ; et tous ces hommes se sont retournés, d’un même mouvement. J’ai suivi leur regard et j’ai vu, à une dizaine de pas, une femme qui traversait la rue. Elle était brune et mince, vêtue d’un peignoir rose qu’elle troussait jusqu’à ses genoux, à cause de la boue peut-être. Elle allait très doucement, d’une allure minaudière, chaussée de sabots pour rire qui lâchaient ses talons à chaque pas. Elle tenait ses yeux baissés, ne montrant que son fin profil dédaigneux et fardé, sa bouche saignante, ses cils pleins d’ombre. Mais elle serrait très fort sur ses hanches l’étoffe de son peignoir, la plaquait contre sa chair mouvante, qu’on voyait vivre, qu’on voyait et touchait des yeux, chaude, ferme et jeune, et qu’elle livrait toute en passant à cette troupe d’hommes qui était là. Elle disparut sous le cintre d’une porte. Au bout d’un long instant un des médecins parla. Alors seulement je sentis le poids du silence qui venait d’appuyer sur nous…

… Dans une grande salle d’auberge, déserte et froide, j’ai accueilli d’une âme désabusée la vieille femme qui venait me servir. Une âme citadine ; une âme à claques. Il y avait, entre les dents de ma fourchette, des traces de jaune d’œuf : j’ai rappelé la vieille pour lui demander une fourchette propre. J’étais seul, parmi des tables à toile cirée acajou. Derrière la fenêtre, des ombres passaient parfois, sans couleur, sans forme, silencieuses. Un vacarme de friture venait de la cuisine, couvrait tous les bruits de la rue, les heurts des pas sur le trottoir ; la fenêtre à rideaux salis s’ouvrait sur une brume pâle ou ne glissaient plus, fugitives, que des espèces de fumées. J’étais seul devant mon assiette, où se desséchait une saucisse brûlée parmi des haricots plus larges que des fèves. Je les portais à ma bouche, un à un ; ils me bouchaient la gorge à tour de rôle et je les avalais avec un désespoir courageux…

… Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà, ce soir, leur cadavre sur leur dos…

… « Oh ! mon capitaine ! C’est la source... Une feuillée, mon capitaine... A même la source, les choléras ! » Nous ne le croirions pas si nous n’y allions voir nous-mêmes. Le capitaine Prêtre en est pâle. Quelques hommes, avec des pelles, avec un vieux seau, essaient d’écoper ces ordures. Mais l’un d’eux s’arrête tout à coup, accroupi au-dessus de la source. Il en considère les bords immondes et se met à hocher la tête : « Y a rien à faire… Elle est foutue. »

Silhouettes

5-14 décembre.

Le grand Chantoiseau veut marier Martin. L’autre jour, dans le grenier, il s’est approché de lui. Il a penché vers la tête plate du mineur sa face de forban débonnaire ; et tout bas, en grand secret, il lui a parlé d’une veuve qu’il connaît, dans son patelin des Ardennes... Chantoiseau a voulu « faire marcher » Martin, et Martin a galopé. On le voit sur les quatre routes, abordant tous ceux qu’il rencontre, les inconnus de préférence et, par orgueil, les gradés : « Hé lo ! Hé lo ! T’chais pas ? Y a l’ gars Chantoiseau qui veut marier mi. - Qu’est-ce que tu veux qu’ ça m’ foute ? répond l’autre. - Hé lo ! Hé lo ! ‘coute ‘core... Avec eine femme veuve qu’a d’ matériel plein l’ cagna. » Par un bouton de la capote, le chtimi retient son prisonnier. Il prend son temps, montre dans un sourire ses dents brunes de chiqueur ; et il achève en articulant bien : «Et pis du pèze plein les tiroirs ». A la compagnie, c’est devenu une rengaine. Lorsque Martin rentre dans l’abri de la section, il se trouve toujours un loustic pour demander à très haute voix : « Qui c’est-i qui va marier lui ? » Et tout l’abri répond : « C’est Martin ! - Avec qui ? - Avec eine femme veuve qu’a d’ matériel plein l’ cagna. - Et pis quoi ?... Un, deux, trois. - Et pis du pèze plein les tiroirs ! » Martin rit comme tout le monde. Martin ne sait plus se fâcher : il est trop heureux. Et d’ailleurs, il n’en a pas le temps. Mineur, c’est à coups de pioche qu’il chante sa joie. Il n’est sol assez dur qui ne devienne « ed beurre », assez lourdes pierrailles qui ne deviennent gravier. Il creuse partout, avec un enthousiasme enragé. Tous les abris, trop étroits, appellent le pic de Martin…

… Lorsque pour une heure, la pluie fait trêve, on se promène sur la Calonne. Avec Jeannot, avec Hirsch, Muller revient d’une randonnée vers les lignes. « Regarde, me dit-il, la belle bruyère. Est-ce délicat, ces clochettes roses ? - Ces myosotis... chuchote le jeune Hirsch. Vergissmeinnicht. - Penses-tu ! proteste Muller. - Alors pourquoi les as-tu cueillies ? - Pour les rapporter au pitaine. - Et qu’est-ce qu’il en fera, le pitaine ? - Gélinet ? Il les épinglera dans le coin d’une lettre à sa femme, et il écrira au-dessous : « Cueilli à trente mètres de la tranchée boche, le 9 décembre, à onze heures du matin. Ai été salué de sept balles dont l’une m’a frôlé la tempe droite. »

- Blaguez toujours, dit Jeannot. - C’est comme le vieux, reprend Hirsch. Quand on croupissait au ravin d’à côté, Puttemann, le sergent-fourrier, lui tressait des cadres à photos avec la paille de leur gourbi. Et par-derrière, vlan ! Une plaque de carton commémorative : "Tressé le 18 octobre, au ravin des Éparges, avec la paille de mon abri." - Blaguez ! Blaguez ! répète Jeannot. C’est vrai, Muller, que ta bruyère est belle : à peine fanée, encore brillante de pluie... Donne m’en un brin, veux-tu ? - Pour quoi faire ? - Tu le sais bien. - Choisis, dit Muller. Et toi, le gosse ? » Hirsch rougit imperceptiblement. Mais tout de suite, avec un clair et charmant sourire : « Donne m’en aussi un brin, Muller. » Et Muller me dit : « Vois, il en reste juste trois brins : un pour toi, que voici ; un pour le capitaine Gélinet ; et un pour moi, naturellement. »…

… Au matin du second jour, le capitaine Maignan est passé chez nous. Il montait aux tranchées, pour y dresser je ne sais quel topo demandé par le colonel. Il était enveloppé de sa gandoura fauve dont sa main fine, gantée de cuir, rassemblait les plis devant lui. Nous lui avons dit : « C’est bien voyant. » Il nous a répondu de sa voix douce, presque féminine : « Croyez-vous ? » Et puis il a gravi la pente, pas à pas, très doucement. Nous l’avons vu traverser le village d’en haut et monter vers le boyau 7, sans se baisser, sans même saluer de la tête les sapins de Combres. Le vent du plateau faisait flotter derrière lui les pans de la gandoura : presque ensemble, trois coups de fusil ont claqué, aigrement. Ce furent les premiers. Pendant longtemps les Boches ont tiré, à coups éparpillés, comme des chasseurs. De détonation en détonation, nous pouvions suivre la marche de Maignan. Lorsqu’il s’est approché du ravin, deux balles ont ronflé dans les branches, au-dessus de nos guitounes. Il a rebroussé chemin vers le piton : une balle a claqué encore, très sèche. Et nous n’avons plus rien entendu. Mais au bout d’une demi-heure, nous ayons vu là-haut des hommes qui couraient, s’arrêtaient soudain autour d’une chose indistincte, une longue chose immobile que des porteurs venaient de poser à terre. Cela, sur la boue d’ocre sale, avait une tiède couleur fauve ; cela, entre ces hommes qui remuaient, gardait une immobilité terrible.

Nous nous sommes élancés tous les trois, le cœur secoué de coups désordonnés. Au premier talus nous nous sommes arrêtés : le capitaine Maignan, drapé dans sa gandoura, descendait vers nous, pas à pas. « Voilà, nous a-t-il dit. C’est fait. » Nous le regardions sans rien dire. Nous regardions ses dents, blanches sous sa moustache blonde, et son sourire que déviait un peu la cicatrice encore rouge de sa joue. Enfin, Prêtre a pu parler : « C’est sur vous qu’ils tiraient, tout à l’heure ? - Mais oui, a répondu Maignan. - Vous serez donc toujours le même ? » Maignan a souri davantage : « Mon cher, on ne sait qui vit ni qui meurt. Savez-vous de quelle balle vous mourrez ?... Moi pas. C’est sur moi qu’ils tiraient et c’est ce pauvre diable qu’ils ont tué… oui, là-haut, roulé dans sa toile de tente. » Il a montré le cadavre de sa canne. Et, nous tendant la main : « Au revoir, je retourne au patelin. - Restez un peu. Attendez à ce soir... - Jusqu’à demain, tant que vous y êtes... - Retirez au moins ce... vêtement ! - Je suis susceptible des bronches. »

Pas à pas, il s’en est allé, après un dernier sourire. A peine atteignait-il les prés que les Boches de Combres se mettaient à tirer. « Dépêchez-vous ! lui criions-nous. Courez ! Courez !... Mais courez donc ! » Il s’arrêtait, la paume derrière l’oreille. Et tandis que les balles sifflaient autour de lui, il nous faisait signe, de ses deux bras ouverts : « Je n’entends pas. Je ne comprends pas. » Le capitaine Prêtre a haussé les épaules : « Il est cinglé, décidément. » Porchon, lui, m’a tiré doucement en arrière : « Regarde là-haut. » Les porteurs avaient repris le corps, qui creusait la toile de tente et traînait dans les flaques de boue. « Tout de même, m’a dit Porchon. S’ils n’avaient pas tiré sur Maignan ? »

Encore un soir, où les téléphonistes des Éparges sont venus installer un poste dans l’abri. Pendant deux heures, nous avons joué avec des voix inconnues : « Allô Montgirmont ! Allô Mesnil ! C’est toi Barbapoux ?... Oui, c’est Pipip... Allô mademoiselle ! Ne coupez pas mademoiselle !... Allô la Crête ! Communiqué français en Argonne... Ferme ça, Jacazzi !... En Argonne... Hé ! dis donc ! Tu diras à Boulangeat que le veau est né ce matin, tout noir... Au mont Roudnik... Roud-nik ! R, comme Ernestine ; o, comme homard... Attends ! Attends ! J’ai cassé mon crayon. »

A suivre…

Livre III - La boue (4/4)



30/01/2015
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 388 autres membres