14-18Hebdo

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Ceux de 14 (Maurice Genevoix) - Livre I - Sous Verdun (4/4)

 

A la mémoire de mon ami ROBERT PORCHON, tué aux Eparges le 20 février 1915.

Le 2 août 1914, Maurice Genevoix, brillant normalien qui n’a pas 24 ans, rejoint le 106ème régiment d’infanterie comme sous-lieutenant… Prodigieux livre, tout à la fois bouleversant face au grand carnage mais également plein d’humour face au grand brassage d’individus qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « A mes camarades du 106 - En fidélité - A la mémoire des morts et au passé des survivants. »

Marie Favre : Choix de lecture  27/09/2014

Faut pas qu’on s’ plaigne, y a d’ bons moments…

Accoutumance

5-8 octobre.

C’est sans doute un pauvre bonheur que celui que nous attendons : un peu de tiédeur à notre chair, un peu de calme à nos cœurs. Mais seulement de l’attendre nous sommes transfigurés. Nous nous sentons légers, soulevés d’une reconnaissance sans objet. Et des larmes me viennent aux yeux, simplement parce qu’un de mes hommes, à mi-voix et comme à lui-même, redit les mots qu’il a dits tout à l’heure : « Faut pas qu’on s’ plaigne. Y a d’ bons moments… »…

… « Mon capitaine, dit Presle, vous prendrez bien une goutte de mirabelle dans vot’e café ? Et vous aussi, mon lieutenant ? »…

… Le silence retombe sur notre attente. Presle a rempli nos verres de café bouillant, que nous buvons à gorgées espacées, fumant toujours, entre-temps, cigarettes après cigarettes. Il est rare que nos regards se croisent. Nous avons tous des yeux lointains, noyés de songe. En ma tête passent des choses vagues, idées ébauchées, images confuses, dont le reflet transparaît dans les prunelles des autres : le long sommeil, le repos, fini tout cela, en allé... Marche sous bois dans les ténèbres, l’inconnu, les choses hostiles, les premières balles qui sifflent, les hommes qui tombent dans l’ombre, les blessés perdus qui appellent, la guerre, le destin, l’inéluctable ; le peu de chose que nous sommes, soldats parmi des millions de soldats...

… « Franchement, poursuit le capitaine, ça m’agace de penser que des coquins de sous-lieutenants vont roupiller entre deux toiles pendant que moi... Après tout reprend l’officier, peu importe la question de galons. A vingt-cinq ans, je n’aurais pas fait tant d’affaires ! Aujourd’hui, j’en ai cinquante-trois. »…

… Nous sommes dans une petite chambre claire : des murs badigeonnés de chaux, d’une blancheur crue, ornés de chromos religieux aux teintes naïves et criardes. Au milieu d’une commode luisante, sous un globe de verre à chenille écarlate, une Vierge de plâtre peint effleure de ses pieds nus un nuage constellé d’or. Et devant nous, en pleine clarté, le lit meusien très haut, avec ses rideaux d’indienne à roses jaunes imprimées sur fond rouge, attire et retient nos regards. Porchon s’en approche, en éprouve de la main l’élasticité, sourit, et dit : « Ça peut aller. »

Revenant vers la maison de l’Alsacienne pour la popote du soir, j’ai remarqué un attroupement devant une porte fermée. Intrigué, j’ai regardé, juste à temps pour voir la porte s’ouvrir et une gaillarde blonde, aux yeux hardis, au corsage généreux, se camper sur le seuil et gesticuler vers les hommes comme si elle les eût harangués. Apercevant Brémond, un de mes cuistots, qui joue des coudes pour se donner de l’air : « Qu’est-ce que c’est donc ? lui dis-je. Ah ! mon lieutenant, c’est du pinard qui vient d’arriver. Et paraît qu’y en a pas beaucoup. Alors on en met, pour avoir sa p’tite part.» Ce disant, d’une habile torsion du buste, il met à profit un remous qui le pousse jusqu’aux premières places…

… Du feu ? Qui a eu ce toupet ?... D’un saut je suis hors de la tranchée, déjà courant à toute allure vers la lisière proche du bois. C’est de là que montent, au-dessus des taillis, d’épaisses fumées d’un blanc sale. Je m’engouffre dans le premier layon et, dix mètres plus loin, je tombe en plein dans une paisible assemblée de cuistots. Les uns, accroupis, les joues gonflées comme des outres, soufflent sur les foyers qu’ils viennent d’allumer. D’autres, près des feux qui flambent déjà, pèlent des pommes de terre dont la pulpe apparaît, jaune pâle, entre leurs doigts, tandis que des lanières de peau allongent peu à peu leurs spirales. D’autres enfin, assis en cercle, une toile cirée sordide déployée sur leurs genoux, oublient la guerre et ses misères dans les charmes d’une manille à quatre. Ma brutale irruption déconcerte ces gens calmes : « Eteignez-moi ça tout de suite ! Allez ! Zo ! A coups de pied ! Mais, mon lieutenant, le riz ! Mais les frites ! Le jus !... Les biftecks !... Tout de suite ! je vous dis, tout de suite ! Vous voulez faire amocher les copains ? Oui ?... Vous vous en foutez, vous : vous n’êtes pas là pour deux jours ! » Bougons, mais dociles, ils s’exécutent, étouffent les flammes sous des mottes de terre, des poignées de feuilles pourries…

… Deux cents hommes sont là, sans abri qu’un étroit fossé au fond duquel ils se sont tapis, d’un geste habituel, pour « attendre que ça passe » ; deux cents hommes qui sentent, qui raisonnent, et qui savent tous ce que serait l’éclatement, sur notre tranchée, d’un seul de ces percutants que les Boches nous envoient par dizaines. Pourtant, si leurs cœurs battent plus vite, ils se sont assez. aguerris pour chasser les images trop vives, pour « blaguer », si leur blague les y aide. « I’s sont rien râleux, les Boches ! C’est qu’ du 77 qu’i’s nous servent. Qui c’est, l’ cochon qui lance des boules puantes ? Eh poteau, t’entends pas l’ canon ? C’est-i’ qu’y a la fête ? » Parfois un obus arrive sournoisement, sans qu’on l’ait entendu siffler. Et celui-là explose, à quelques pas, si brutalement que l’air nous soufflette et que le sol, contre nos corps, oscille. Alors une voix qui sort de dessous un sac demande : « Pas de bobo par là ? » Et une autre voix, pareillement sous un sac, répond : « Penses-tu ! Y a pas d’ danger : leurs artiflots, c’est des pieds ! »

Vendredi, 9 octobre.

Porchon m’apporte une nouvelle. Le caporal-fourrier, lorsqu’il est venu confirmer la relève pour ce soir, lui a confié que nous allions changer de secteur. Et Porchon fredonne :

Nous n’irons plus au bois.

Nous en avons soupé.

… Il paraît qu’on nous promet de beaux jours, là-bas : les sapes, la guerre de mines, l’assaut ! « Est-ce loin d’ici ? demandé-je. - Non, pas très. Quelques kilomètres plus à l’est. C’est, juste à la limite des « Hauts », un petit patelin dans une vallée. J’en aime le nom, parce qu’il sonne clair et franc. On aimerait se battre là. - Mais ce nom ? dis-je. - Les Eparges. »

A suivre…

Livre II - Nuits de guerre (1/2)



21/11/2014
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